critique &
création culturelle
Interview de l’été
Thomas Depryck

Thomas Depryck est auteur ou co-auteur de plusieurs textes théâtraux dont Dehors (2011), Le Réserviste (2009). Il collabore principalement, avec le metteur en scène Antoine Laubin, à l’écriture comme à la dramaturgie. Il est par ailleurs responsable éditorial du site des auteurs bela.be pour la SACD et la Scam Belgique.

Quel livre emporterez-vous en vacances ?
Je suis incapable de décider aujourd’hui, pas plus que je ne le saurai deux heures avant de partir, quel livre je mettrai dans les bagages de mes improbables vacances (je pense du reste, et très sincèrement, que j’en prendrai tout un tas, quitte à laisser quelques shorts et débardeurs aux cafards mon appartement – qui seront eux aussi en vacances, soit dit en passant). Mais je peux plus ou moins dire pourquoi j’aurai encore quelque part dans un coin de la tête Vilnius Poker de Ricardas Gavelis : un texte monstrueux, magnifiquement monstrueux, qui a sollicité pleinement mes tendances paranoïaques.
L’histoire d’une ville, évidemment, Vilnius (mais il faut savoir que Vilnius peut être n’importe où), et d’un système oppressant qui délire à travers quatre voix, dont celle, hors norme, excessive, désespérée, pornographique, de Vytautas Gavenis, l’homme qui revient du goulag, qui ne croit plus à rien et hallucine, un personnage contrasté, contradictoire, malade à souhait. Vytautas est employé d’une bibliothèque qui est censée s’informatiser. Mais ils n’ont pas d’ordinateurs. Et tout est surréalistement à l’avenant. C’est un jeu de dupes, une partie de poker menteur dans laquelle la surenchère est dépourvue de sens, de but, de logique, de perspective, et à l’issue de laquelle personne ne sera gagnant. Il n’y a qu’une sorte d’entité floue, une mouche du coche de l’angoisse, désignée par « Eux » ou « Kanuk’ai », qui semble tirer les ficelles et récolter quelques bénéfices de cette mise tronquée d’avance. Les personnages sont confrontés à ça, à cette manière qui rend fou de contrôler, d’imposer une domination, d’imposer des intentions sans donner les moyens, sans pensée, sans vision, sans rien qui ne soit que du court terme, du bas de plafond, et lié à un intérêt plus ou moins médiocre. C’est absurde. Assurément, ça rend dingue. Alors ça me plaît beaucoup, je ricane dans ma barbe, puis je rase ma barbe et je regarde les poils et mes ricanements disparaître dans le siphon de l’évier de la salle de bains.
Ce livre est un cauchemar, un cauchemar fascinant et bien réel.
À lire en vacances donc, avant ou après les Carnets du sous-sol .

Quel est le spectacle qui vous a marqué cette saison ?
Il y en a plusieurs, mais il y a certainement, parce que j’y pense encore souvent, le spectacle Antigone Sr./Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church [L] de Trajal Harrell. Un spectacle pulsionnel, une rencontre improbable entre la tragédie grecque (à travers la figure d’Antigone), la danse postmoderne, la mode, l’esthétique queer, la culture pop et le voguing. Il y a des moments de transe et des moments de délire, de plaisir intense qui m’ont fait vibrer de pied en cap. Trajal Harrel interroge les règles et les rôles, mixe des cadres historiques et sociétaux a priori hétérogènes et nous plonge dans un univers fait d’audace et de plaisir, en repoussant les limites de la scène.
Il y a aussi, pour de tout autres raisons, que je serais bien maladroit d’exposer, Démons me turlupinant sur un texte de Patrick Declerck, adapté et mis en scène par Antoine Laubin au Rideau de Bruxelles, et sur lequel j’ai travaillé (adaptation et dramaturgie), parce qu’il n’y a pas un jour, ou presque, je crois, où je n’ai pas une phrase de ce roman qui surgit à l’impromptu pour me rappeler l’une ou l’autre vérité bien sentie.

Quels sont vos projets pour la rentrée ?
Je devrai sans doute commencer par me reposer de mes vacances. Je supporte mal la chaleur et le sentiment de perdre du temps m’épuise nerveusement. Plus j’avance en âge, plus je perds en condition physique et en disponibilité mentale pour tout un tas de choses, et plus je dégouline dès que le thermomètre atteint les 25 degrés. C’est usant. Je ne suis pas encore grabataire, mais je sens que ça ne va pas tarder si je continue comme ça. Il faut que je fasse gaffe, mais ça donne des aigreurs à l’estomac de tout le temps faire attention. J’espère qu’il fera aussi mauvais que possible durant les mois de juillet et d’août, pour que je sois un peu tranquille, mais je sais que c’est rarement suffisamment le cas.
Je ferai avec.
Mais dès que ce sera possible, j’irai me promener dans un Bruxelles désert et pluvieux. En plein été, ça me procure un bien-être que je ne comprends pas bien, mais que je constate.
Sinon, je compte suivre avec intérêt, depuis mon fauteuil (de salon ou de salle de théâtre), la tournée des spectacles produits par la compagnie De Facto. Dehors et Démons me turlupinant seront visibles au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris à l’automne, puis Dehors ira à Lyon et à Marseille, si je ne dis pas de bêtises. Il est probable que les Langues paternelles soit encore présenté ici ou là. Pareil pour le Réserviste et pour Szenarien (Scénarios) .
Sinon encore, pour garder une forme morale impeccable, je vais certainement me replonger dans Moderne contre moderne de Philippe Muray.

Quelle serait votre destination de vacances idéale ?
Il n’y a aucun endroit où j’ai particulièrement envie d’aller, si ce n’est là où personne ne souhaite se rendre. J’ai peur de l’avion, le bateau me rend malade et les transports en commun en général éveillent en moi des envies meurtrières. Les pays lointains sont donc exclus d’emblée de toute velléité de vacances. Restent les destinations moins exotiques mais beaucoup plus à ma portée. Je m’y rends en voiture. J’adore conduire, rouler vite, avec une musique tonitruante dans les oreilles, pour couvrir les acouphènes et les bruits assourdissants du moteur. Le Sud de la France donc, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, les Balkans pourquoi pas, etc. Je pourrais aller à Vilnius aussi, tiens, ce n’est pas si loin, en faisant une pause à Francfort pour faire le plein de saucisses et manger une choucroute au soleil. Il me semble que j’ai un faible pour l’Andalousie, mais je trouve qu’il y a beaucoup trop de touristes, alors je me contenterai d’un documentaire. J’aime beaucoup les documentaires, en particulier les documentaires animaliers.
Au fond, ma destination idéale de vacance, je pense, c’est mon fauteuil.
Je suis un Oblomov dans l’âme.

Quelle est votre définition du mot « vacances » ?
Un pis-aller ? Bertrand Russel disait : « Si j’étais médecin, je prescrirais des vacances à tous les patients qui considèrent que leur travail est important. » Je crois que s’il voyait les hordes de vacanciers d’aujourd’hui se précipiter vers toutes les destinations du monde, il réfléchirait à deux fois avant de ressortir une connerie pareille. Il me semble que c’est devenu un boulot de partir en vacances, ou de voyager : il faut planifier, organiser, s’assurer, étudier la situation, obtenir son visa, faire des vaccins, etc.
Du reste, il faut partir ou passer pour un rabat-joie.
Je sais dans quel camp je me trouve. Mais il paraît qu’on revient toujours éminemment ressourcé de vacances, et que c’est indispensable. Avec toutes les merdes qui nous attendent dans les prochaines années, je devrais donc sans doute y penser plus sérieusement.
Promis, l’année prochaine, je pars pendant deux mois.

Irez-vous voir des spectacles cet été ?
Oui, au festival d’Avignon. Le Réserviste se joue au théâtre des Doms du 5 au 26 juillet. J’irai certainement voir des spectacles dans ce cadre, mais je ne sais ni encore quoi, ni encore où. C’est franchement prématuré de décider de quoi que ce soit avant la dernière minute.

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