critique &
création culturelle
Un numéro d’équilibriste

Allier rigueur artistique et divertissement festif, tel était le défi du Karbon Kabaret . Cette mise en scène de Fabrice Murgia a transformé les Fêtes de Wallonie liégeoises en un sommet d’art total. À la fois engagé et éthéré, le spectacle répond autant à des exigences esthétiques qu’à une ambition citoyenne.

Samedi 19 septembre, j’étais donc place Saint-Lambert, comme quinze mille autres Liégeois – et comme le clamaient depuis quelques semaines déjà les affiches disséminées un peu partout dans la ville. Peu importe que je sois née aux confins de la province, que mes voisines anglophones ne comprennent pas grand-chose à ce qui se tramait ce soir-là, que le monsieur de derrière s’étonne qu’un soir de fête de Wallonie des « petites jeunes » sortent des bouteilles de leur sac. Samedi soir, nous étions tous réunis le long du Palais des Princes Evêques parce que nous étions tous, chacun à notre manière, Liégeois.

Chacun à sa manière car Liège est multiple, et cela, Fabrice Murgia l’a bien compris. Un Murgia qu’on ne peut pourtant pas décrire comme un maître du divertissement. Son œuvre tire en effet du côté de la noirceur, de la solitude et de l’intime. Il s’est pourtant vu commander un immense spectacle festif en plein air. Et il n’a pas failli, il ne s’est pas trahi. Il a offert au public une véritable fête, en dressant un portrait, tout en nuance, de sa région.

Le metteur en scène avait promis un « joyeux bordel à la liégeoise », et il tint parole. Entre une dame qui cherche son « soûlard de mari » et un jeune homme qui se tue à la tâche dans la « machine à étincelles » (véritable cœur de la ville), Karbon Kabaret voulait capter l’âme de Liège. Qui pouvait s’attendre à rencontrer sur la même scène art lyrique et break dance , l’orchestre du Conservatoire de Liège et l’artiste transformiste Peggy Lee Cooper, Kaer et les Experimental Tropic Blues Band, ou encore le chant des Valeureux Liégeois et d’autres groupes pop rock d’aujourd’hui tels que Roscoe ou My Little Cheap Dictaphone ?

Mais je vous l’ai dit, au-delà de la fête, attribut majeur de celle que l’on aime surnommer « la Cité ardente », Murgia ne s’est pas trahi, et l’on retrouve aisément sa signature. La scénographie s’inscrit dans la continuité de son œuvre, reprenant quelques-uns de ses traits caractéristiques. La scène est sculptée par la lumière, l’orchestre se voile et se dévoile en jeux de transparence, des images se superposent et mêlent visages et paysages du bassin sidérurgique liégeois.

Quant au modus operandi , Fabrice Murgia s’empare, comme à son habitude, de documents et de traces de l’Histoire pour créer son spectacle. De l’esprit festif et bonhomme des Liégeois abordé en début de spectacle, Murgia s’enfonce ensuite dans les heures sombres de la Cité. Comment évoquer Liège sans rappeler son passé industriel et le drame social survenu lors de la fermeture de ses usines ? L’artiste est parti à la rencontre des ouvriers qui ont façonné la ville en travaillant dans la « machine à étincelles ». Il en revient les poches pleines, quitte à bousculer le public, lorsque l’image de l’ancien ouvrier, projetée sur écran géant, s’adresse à la foule et l’interroge sur son manque de soutien à l’époque des manifestations.

Oui, la région a souffert, s’est battue, à l’image de cette acrobate qui grimpe le long d’épaisses chaînes de métal, dégringole, escalade à nouveau, gracieusement, tombe et se rattrape. Mais si elle connaît des moments de faiblesse, elle ne s’avoue pas vaincue. Et dans cette fable, ce sont des enfants qui viennent la réveiller, symboles d’espoir et d’avenir, pour connaître la suite de l’histoire. Alors, le géant Tchantchès se dresse à nouveau et, du haut de ses sept mètres, s’adresse à la foule pour lui demander de continuer à prendre en charge cette région. Il lui passe le témoin en proclamant que chaque spectateur est un géant lui aussi, garant de l’avenir de cette terre riche d’un formidable patrimoine humain.

Avec ce spectacle, Fabrice Murgia réussit le pari de l’équilibre, entre une œuvre personnelle et rassembleuse, entre les clichés d’une ville festive et les drames qu’elle rencontre, entre fête et conscience citoyenne. Bref, entre spectacle populaire et exigence artistique.

Si vous l’avez raté, dépêchez-vous : le spectacle est encore disponible ici .

Même rédacteur·ice :

Karbon Kabaret
Mis en scène par Fabrice Murgia
Créé pour une représentation unique le 19 septembre 2015 à Liège