Ça commence par un fait divers. Deux femmes disparaissent. Envolées, du jour au lendemain, nous conte l’un des narrateurs sur scène (Nicolas Buysse, excellent). Ça pourrait être un Hitchcock. Mais non. Quoique. Il y a de la frénésie rythmique, de la cocasserie, du brio de la Lady Vanishes du maître du suspense anglais. On dit que ces femmes habitaient une maison isolée en Algérie. On dit que cette mère et sa fille n’y sont jamais revenues depuis ce jour de 1988 où elles ont croisé la route de Martin Martin (Baptiste Blampain), un Français qui porte une histoire, la sienne, la leur. Mais cela, on ne le sait pas encore au début du récit. Non. Les narrateurs (ils sont cinq en fait, portés également par les fantastiques Allan Bertin, Julia Le Faou et Sherine Seyad) distillent la bonne parole comme on donne du petit lait. Ils racontent, ils jouent, ils récitent mille vies vécues par-delà les soubresauts de l’Histoire (avec un grand âge). Et comme chaque vie est un récit (le leitmotiv de la pièce) et qu’il faut bien que le grand récit tienne, toutes ces histoires se nouent entre elles à la lumière d’événements historiques remontant à la Grèce antique car tout est fiction (autre leitmotiv de la pièce). On croise dans un tourbillon de costumes Clément VI, souverain pontife de 1348 encerclé par la peste noire, Dumas avant vingt ans, la gendarmerie marseillaise des années 1980, un prince de Polignac fort mécontent, un fossoyeur heureux, une mystérieuse héritière, des mystérieuses héritières, Marie-Antoinette, un mauvais père, Delacroix, l’Algérie, la France, le matriarcat, des livres, des livres, encore des livres. Et des carnets. Les carnets mènent aux livres et les livres aux carnets puisqu’il faut bien un support où faire reposer l’histoire. Dans cette arborescence de fiction et de réalité, Alexis Michalik plante un décor simple. Une scène dégagée. Cinq tabourets. Une tringle pour les costumes que les comédiens retirent et enfilent à la vitesse de l’éclair pour interpréter la trentaine de rôles que l’auteur a imaginés. Un tableau, aussi, pour noter les bribes fulgurantes qui constituent autant de jalons auxquels se raccroche le fil, pas toujours facile à suivre. C’est que la pièce demande au spectateur une concentration de chaque instant pour agripper les noms qui s’envolent des bouches exaltées, faisant regretter à certain (mon voisin de gauche) un name dropping à la limite du sentencieux. Féru d’histoire et de littérature, se posant en digne héritier d’Alexandre Dumas père, Alexis Michalik convoque passionnément l’Histoire pour la tordre au fil de son imaginaire. Reprenant à son compte le précepte du grand romancier français suivant lequel on peut violer l’histoire si c’est pour lui faire de beaux enfants ( histotainment , on dit maintenant), Michalik raccroche aux personnages historiques les wagons de sa fantaisie, ancrés dans un socle de dates qui rend crédible l’attelage lancé à toute vitesse. Pas une seconde de répit dans l’intrication des destinées saupoudrées de romanesque. Il faut une certaine virtuosité pour ne pas se casser la gueule dans l’exercice. Et le dramaturge tient l’haleine haut la main. Pièce extrêmement bien pensée et écrite (malgré les nombreux – et dispensables – « Putain » du jeune Martin Martin, censés maladroitement l’isoler du reste de sa famille érudite), défi suprême pour les cinq comédiens qui passent brillamment d’un personnage à l’autre sans jamais faiblir, le Porteur d’histoire ravira tous ceux qui aiment à se laisser conter des histoires. Vraies ou fausses, peu importe. Tant qu’il se passe quelque chose. À Paris, où elle fut montée, la pièce a remporté un très grand succès public et critique dès 2012, jusqu’à la consécration de son auteur et metteur en scène par les Molière en 2014 (Molière de l’auteur francophone vivant et Molière du metteur en scène d’un spectacle de théâtre privé). Alexis Michalik ne s’est pas arrêté en si bon chemin, puisque sa pièce Edmond a remporté cinq Molière en 2017 (dont toujours meilleur auteur et meilleur metteur en scène). Edmond , qui sera également présenté à la sauce belge (particularité du Porteur d’histoire , qu’Alexis Michalik est venu mettre en scène au Théâtre Le Public avec des acteurs belges) en 2019, et qui, avant cela, passera (à la sauce française, cette fois) à Bozar, avant d’être projetée sur les écrans de cinéma (oui, non content de voir sa pièce adaptée en bande dessinée, monsieur Michalik l’a adaptée en long métrage). Une actualité à suivre de très près !