critique &
création culturelle
Quatre personnages
en quête de metteur en scène(1)

L’Echange de Paul Claudel, pour ne pas la nommer, fait partie de ces lourds héritages comme on dirait d’une femme qu’elle a le sein lourd. Plein ferait aussi l’affaire. Riche encore. La pièce, écrite en 1893 par un jeune diplomate français alors échoué sur les côtes américaines, est d’une contemporanéité éclatante si ce n’était ce lyrisme farouche qui peut-être percole moins l’oreille moderne. Quoique. La langue de Claudel s’impose à qui sait l’entendre.

« Pas d’illusion, pas d’artifice, le texte est nu. »,

Et sa densité n’a d’égale que sa virtuosité. Un régal pour les acteurs, qui, une fois n’est pas coutume, sont à l’origine de ce projet. L’histoire commence il y a dix-huit ans, quand Aurélie Vauthrin-Ledent est percutée par le texte de Claudel. Elle a 16 ans et accuse le coup. Treize ans plus tard, elle décide de monter ce projet fou, vite rejointe par les trois autres comédiens. Ils peinent cependant à trouver un metteur en scène qui accepte de les diriger. Ce sera Peggy Thomas. Puis ils peinent à trouver un lieu pour les héberger. Ce sera le Théâtre Le Public. Entre-temps cinq années ont passé. La passion, elle, est toujours là.

Rencontre avec Peggy Thomas, la metteuse en scène (qui s’était déjà entretenue avec Nathalie Dassonville en septembre dernier), et Aurélie Vauthrin-Ledent, la comédienne qui interprète Marthe.

Cela fait presque un mois maintenant que la pièce se joue. Vous avez vu une évolution depuis le début des représentations ?

Peggy Thomas : Oh oui ! Surtout avec le public ! Dans un quadri-frontal, la place du public est quand même spécifique (NDLR : la pièce se joue dans la salle des voûtes du théâtre Le Public). On a eu deux répétitions générales. Mais on n’imaginait pas que ce serait plein. Il y avait 180 personnes à chaque fois, et puis la première…

Aurélie Vauthrin-Ledent : Et donc on est passé de deux personnes à 180 personnes et on a pris un mur… agréable, mais un mur tout de même… la température de la salle monte, le volume aussi, et soudain il faut retravailler la modulation.

PT : La présence des gens étouffe les sons alors que dans cette pièce le texte est très important. Malgré tout, malgré la fragilité dans laquelle on s’est trouvés durant ces deux avant-premières, c’était super instructif. Après, la qualité du spectacle elle repose sur une certaine aisance des acteurs , quelque chose qui descend dans le corps, quelque chose qui n’est pas trop modifié par le stress. Et donc chaque fois que j’y vais, je vois l’évolution et l’aisance qu’ils sont en train d’acquérir malgré l’exigence du texte, malgré la présence inégale du public.

On sent vraiment une chape d’attention qui émane de la présence du public.

AVL : De manière générale, ils doivent faire un effort mais qui leur est directement rendu , c’est-à-dire que s’ils jouent le jeu, ils sont emportés et ils n’ont plus d’effort à fournir qu’à se laisser abreuver. Il y a juste un petit effort à fournir d’un quart d’heure, à agripper. Ceux qui n’aiment pas à ce moment-là, ils ne rentrent jamais.

Tu crois ça ? Parce que le début est tellement rude que tu peux encore entrer dedans par la suite…

AVT : Je ne sais pas, parce qu’on sent les personnes qui n’accrochent pas dès le début et restent très distants

PT : Après c’est vrai que Claudel sa première scène elle dure vingt minutes. Et on a dû faire plein d’essais pendant cinq ans pour trouver la manière juste de l’aborder ; tu as différentes tendances, tu peux te dire, vingt minutes de dialogues entre un homme et une femme où il ne se passe rien, il faut mettre des effets, de l’action, et plus tu essaies plus tu te rends compte qu’en fait il faut qu’il ne se passe rien dans cette première scène . Tout ce qu’on a pu mettre en place en termes d’agitation ne sert à rien parce que ce texte à ce moment-là c’est un fleuve, c’est une grande prise de parole de Jean-Marc, puis une grande prise de parole d’Aurélie, c’est dur. Et j’avoue que cette partie-là du spectacle était la plus difficile à mettre en scène parce qu’elle ne suscite aucun mouvement absolument nécessaire. Il y a une espèce d’enjeu que moi j’ai résolu en me disant ok, arrête de vouloir faire des trucs, ne fais rien, demande-leur de lire le texte et qu’on essaie d’entendre ce qui se dit. C’est une scène d’exposition mais nom de dieu qui ne me facilite pas la tâche !

AVL : Parce que les échappées de Louis Laine passent par Louis Laine et qu’il essaie de s’échapper en racontant de la poésie, pour le coup, pure, et qui est en plus « lyrisée » par Claudel. C’est vrai que c’est une gageure.

PT : Même pour la tension entre les acteurs. C’est une scène où elle lui dit « où étais-tu cette nuit ? » et il met vingt minutes à lui répondre. C’est infernal aussi en termes de dramaturgie, c’est-à-dire qu’Aurélie doit garder cette tension pendant les vingt minutes, tout en ne versant pas dans l’agression, l’interrogatoire. Mais elle ramène quand même le sujet, ok, on est où ? On fait quoi ? On a une histoire commune ? C’est tout ce qui ne se dit pas mais qui est l’enjeu de la scène . Alors moi ça m’émeut beaucoup, il y a quelque chose qui est prodigieusement genré, une contemporanéité sur les hommes et les femmes. Elle lui demande « tu étais où ?» et il ne lui répond pas. Et elle lui dit « on n’a plus d’argent » et il répond c’est pas grave, on va faire ça et ça et ça et elle le ramène inlassablement. C’est aussi cette délicatesse d’Aurélie qui est une scène d’exposition, c’est-à-dire qu’elle est la femme qui va être jetée dans une tourmente terrible pendant deux heures mais à cet endroit là elle n’y est pas encore.

On ne voit pas tout de suite le drame se profiler.

PT : Je leur ai demandé de ne pas le jouer. Là c’est important de préserver le suspens, même si assez vite on comprend. Ils ne peuvent donc pas jouer la fin avant d’avoir commencé la première scène, qui est une exposition de leur couple, de leur histoire. C’est fascinant . Je l’ai entendu 400 fois, donc j’ai un peu d’avance sur les spectateurs qui découvrent la pièce. Mais maintenant j’entends tout , j’entends que c’est la découverte de l’Amérique, de ce que c’est que cet état des lieux à cette époque-là de l’ère industrielle, que c’est la famine en Europe, que c’est une migration économique, qu’elle a quitté sa terre et que ce rapport à l’exil sera présent tout au long du spectacle…

AVL : L’abandon en sera d’autant plus violent… Et puis, il y a un rapport fort à la famille aussi. Elle est très enracinée, Marthe, très attachée à sa terre…

Dans une de tes envolées on sent qu’il y a eu une déchirure, qu’elle a du faire ce choix-là, qu’elle l’a fait par amour mais que ça a été difficile.

AVL : Il y a cent-cinquante ans, traverser l’Atlantique c’était un aller simple.

PT : C’est ce que vit Claudel à ce moment-là. Il vient d’arriver à Boston, c’est son premier poste, il a vingt-cinq ans, et il écrit cette pièce. Je crois qu’il se sert du personnage de Marthe pour rapporter toute son expérience de l’exil, de l’absence de la terre et cette arrivée sur ce nouveau continent. On est quand même à l’époque dans quelque chose qui est complètement à construire . Ça c’est les vingt premières minutes. Et moi pendant tout un temps j’avais du mal à comprendre les enjeux scéniques, c’est quoi cette scène ? Et qu’est-ce qu’il faut essayer de raconter ? Y a rien à faire, c’est une pièce tout ce qu’il y a de plus classique, unité de temps-lieu-action, c’est une scène d’exposition des enjeux dramaturgiques qui sont multiples. Tu ne peux pas résumer cette œuvre à un enjeu. C’est ce dont on s’est rendu compte avec les comédiens. Á un moment, je leur ai demandé pourquoi ils voulaient monter cette pièce et en discutant on a réalisé qu’il y avait des couches multiples de compréhension . Au début, je me suis demandé comment je vais circonscrire le feu d’artifices. Puis, je me suis dit, c’est un feu d’artifices. Il faut qu’on voit le feu d’artifices. C’est-à-dire qu’il faut que les gens entendent le truc. C’est une œuvre qui se déploie pendant deux heures, qui est chausse-trappe, il y a sans arrêt des nouvelles choses qui apparaissent et selon la sensibilité de chacun, chacun se racontera son histoire. Il faut donc laisser ouvert et laisser l’occasion à chaque spectateur d’entendre ce qu’il a envie d’entendre à ce moment de sa vie. C’est ça la grandeur de l’œuvre.

AVL : En plus, y en a pour tous les goûts, avec ces quatre figures tellement typées, presque des caricatures monochromes

PT : C’est la difficulté aussi en tant que metteur en scène. A un moment, les acteurs ont besoin d’être soutenus, de savoir ce qu’ils doivent jouer à ce moment précis et moi aussi j’étais renvoyée à une très grande complexité : on pourrait faire ça, mais on pourrait faire ça ou encore ça… Les possibilités sont toujours très grandes. Tout l’enjeu ça a été de donner suffisamment aux acteurs pour qu’ils puissent jouer et en même temps ne pas mettre trop de sous-texte, pas trop appuyer certaines choses pour que le sens reste relativement ouvert.

Comme c’est un projet qui est amené par les quatre acteurs, je suppose que vous aviez déjà pas mal digéré la chose, que vous saviez où vous vouliez aller ?

AVL : Oui et non. Moi, je me suis forcée à ne pas réfléchir, ni sur la mise en scène, ni sur la lumière, ni sur les costumes (NDLR : Aurélie Vauthrin-Ledent s’est déjà essayée à la mise en scène et à l’écriture). Ça a été tout un boulot de ne pas réfléchir et de faire juste ce qu’on me demandait, trouver les rouages du personnages et s’y tenir…

PT : J’ai l’impression qu’il y avait quelque chose qui vous émouvait, toi par rapport au rôle de Marthe, Isabelle par rapport au rôle de Lechy, il n’y avait pas de hasard, il y avait des émotions qui vous traversaient…

AVL : Oui, il y avait une certaine résonnance . Moi à la base, j’ai voulu traverser le rôle de Marthe et ne pas me préoccuper de mettre en scène L ’Echange parce que Marthe véhicule des valeurs qui m’intéressent, qui m’interrogent , qui font que c’est quand même elle qui survit à la fin et qu’elle n’est quand même pas si archaïque que ce que les gens pensent. Elle a une plus grande maturité par rapport à l’adultère par exemple. « Dis moi qui est l’autre, on va en parler, puis on va trouver une solution »… ce n’est pas « dis moi qui elle est et je te quitte ». Il y a évidemment une résonnance entre le personnage et la comédienne. Je pense que pour Isabelle cela a été la même chose, elle a tout de suite dit oui.

Parce que tu t’es dit qu’il y aurait la même résonnance en elle ?

AVL : Ça c’est un problème d’acteur. Chaque acteur a de toute façon un pourcentage en commun avec le personnage qu’il endosse. Maintenant il faut trouver quel est ce pourcentage . Moi avec Marthe, il est assez grand. Isabelle avec Lechy, aussi je pense.

PT : Isabelle est une actrice flamboyante. C’est toujours un trait que l’on retrouve quand on voit comment elle est distribuée par les metteurs en scène. Et en même temps, une très grande fragilité, y a quelque chose dans la mixité qui me paraissait évident, Aurélie devait jouer Marthe et Isabelle Lechy. Je n’ai pas pensé à leur dire « non, les filles on va faire le contraire »…

AVL : Mais on aurait pu le faire parce que la partie qui ne correspond pas entre le comédien et l’entité, c’est justement notre boulot de faire le joint , et de le défendre même dans les endroits où on n’est pas d’accord, pour permettre que la perception des spectateurs soit totale.

PT : En tout cas, moi c’est quelque chose qui m’a convaincue. Je connaissais les messieurs qui m’ont contactée pour la mise en scène. Je n’étais pas très convaincue, je dois dire, au début, par rapport à l’œuvre qui me paraissait monumentale. Mais ça s’est fait dans la rencontre avec les acteurs où je me suis dit que la distribution était vachement intéressante, qu’il y avait une belle résonnance. Ça m’a semblé juste, ça m’a semblé porteur. Et puis, je suis dans un état d’esprit où il faut tuer le metteur en scène, parce que le metteur en scène ça fait plus de cent ans qu’il est le roi de la salle de répétition. C’est un métier qui est né à la fin du XIX ème siècle sous l’impulsion d’une histoire complexe, il a fallu mettre un chef à la tête d’un projet et ce n’était plus spécialement l’auteur. C’était il y a cent-vingt ans… Á partir de là, on est dans l’ère du metteur en scène, c’est lui qui décide, c’est lui le chef du projet, il y a quelque chose qui me gêne dans cette figure-là. J’aime bien que ce soit inversé, que ce soit les acteurs qui disent on veut faire ce projet-là et qu’ils aillent chercher le metteur en scène pour rencontrer leurs sensibilités et pas le contraire. C’est ce côté-là que j’avais envie d’expérimenter, aller au bout de cette logique inversée . Après, on a fait connaissance, on a répété pendant deux semaines, puis on a cherché de l’aide et c’est là que les institutions nous rattrapent. Le metteur en scène doit être l’interlocuteur, doit monter un dossier pour aller chercher les sous, c’est lui qui téléphone aux lieux de création. C’est pas encore acté le fait que les acteurs puissent monter un projet et remettre un dossier en disant on a demandé à tel metteur en scène mais qui n’est qu’un second couteau…

TG STAN a tué le metteur en scène depuis bien longtemps…

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Même rédacteur·ice :

L’Échange
Écrit par Paul Claudel
Mis en scène par Peggy Thomas et Aaricia Vanhamme
Avec Aurélie Vauthrin-Ledent, Isabelle Renzetti, Jean-Marc Amé, Philippe Rasse
Jusqu’au 20 février au théâtre Le Public
Vu le 9 février 2016.

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