Portrait de famille
Entre héritage et révolte, la filiation est un chemin semé d’embûches. Riton Liebman raconte le sien, en forme d’hommage.
Les interventions de Marcel Liebman dans les assemblées de Mai 68 ont créé des légendes, comme ses cours en auditoire bondé et les débats qui s’y tenaient, symboles des années de contestation. Professeur rouge à l’ULB, Juif pro-palestinien, historien du socialisme, marxiste, Marcel Liebman a marqué tant la gauche belge que son université . Enfant d’une famille juive polonaise conservatrice, il s’était attiré les foudres d’une partie de sa communauté d’origine en prenant le parti des Palestiniens, « spoliés de leur terre ». Il était tant honni que des camionnettes de gendarmerie tournaient autour de sa maison pour le protéger, lui qui apprenait à ses enfants à scander « À bas l’État policier ».
Après avoir repris les chansons et répété à la cour de récré les diatribes anti-colonialistes du paternel, son fils Henri, dit Riton, a pris un chemin différent : à la politique, il a préféré le métier d’acteur. Alors que Marcel s’était émancipé d’une famille conservatrice en se découvrant de gauche, Riton a tracé sa route à rebrousse-poil du militantisme . Le Liebman renégat n’est pas forcément celui que l’on croit ! Son père a soutenu son choix de faire du cinéma, mais quand Riton a décroché de l’école et plongé tête baissée dans la fièvre des années 80, le lien s’est distendu. La fête, l’alcool, la drogue, ça se raconte difficilement à un père révolutionnaire. Quand Marcel Liebman meurt d’un cancer, Riton a 22 ans.
Liebman renégat raconte les affres de la filiation mais surtout l’amour d’un fils, dans l’admiration comme dans la distance. À la mise en scène, David Murgia, ami de Riton Liebman dont la présence est d’autant plus intéressante qu’il est de ceux pour qui engagement politique et théâtre ne sont pas contradictoires. L’enfant prodige du théâtre belge double en effet sa carrière artistique d’un engagement militant, non seulement par les thèmes de ses pièces mais aussi, par exemple, en se faisant figure de proue du mouvement de contestation naissant « Tout autre chose ». Le spectacle avait été montré en version courte aux Contes hérético urbains du Poche ; Murgia a aussi aidé Riton Liebman à l’accouchement de la version longue. C’est lui qui a eu l’excellente idée d’inviter sur scène le musicien Philippe Orivel. Les boucles de son violon électrique prolongent les disques passés sur scène – du rock de l’enfance de Riton à la musique électronique des années de jeunesse en passant par les Mozart de son père, mélomane.
Très tendrement, la première partie de Liebman renégat redonne vie aux atmosphères révolues : les bancs à la Cambre où les Juifs se retrouvaient après guerre pour discuter en yiddish, les combats sur tous les fronts, les livres tapés à la machine pendant des nuits. En illustration, des extraits vidéos d’interventions de Marcel Liebman sont projetés sur le mur de fond, ornés de grands cadres où tombe son visage. Sont aussi racontées les bribes d’enfance, histoires du soir, blagues et plats de pâtes de papa. Seul en scène, Riton Liebman alterne les évocations contées et les traits d’humour, donnant à sentir plus qu’à comprendre la trame de son enfance. La suite aborde les difficiles questions de la construction de soi : comment s’oppose-t-on à un père révolutionnaire ? Plus généralement, comment devient-on quelqu’un ? L’amertume d’une jeunesse brûlée par les deux bouts se dissout finalement dans le récit de la sérénité retrouvée et surtout de la paternité : Riton a aujourd’hui un fils, Félix. Tel son père et son grand-père, il écrit : il fait du rap.
Pleine de promesses, la seconde partie m’a laissée sur ma faim. Le récit du nihilisme (post)adolescent est honnête – drogue et excès sont avoués – mais des errements, on ne saura que les symptômes. C’est là aussi que le manque de rythme global se fait plus prégnant. Toutefois la salle, enthousiaste, ne partageait pas mes réserves : le public a marché, ri et applaudi. Peut-être suis-je injuste : pourquoi en effet vouloir entendre du plein d’une période qui, justement, se caractérise par son vide ? Peut-être aussi suis-je partiale : ma culture est celle des débats politiques plus que des boîtes de nuit, il m’est difficile de concevoir que l’on puisse si facilement abandonner les premiers. Le décalage que j’ai ressenti est sans doute le miroir de celui de Riton entendant les chants politiques à l’enterrement de son père. Sa douleur n’était pas celle d’un militant mais d’un fils. Ce sont ses souvenirs de fils qu’il a voulu livrer dans la pièce ; c’est sans doute pour cette raison qu’il omet ses propres détails biographiques pour se concentrer sur des impressions, des ambiances. C’est cela qui émeut la majorité du public, c’est cela aussi qui me fait regretter l’absence d’une couche d’analyse.