critique &
création culturelle
Selfish
sortir de son bocal au risque de se noyer

Au fin fond d’un univers aquatique, le spectacle Selfish propose du théâtre combiné à de la création visuelle. Métaphore du monde moderne, la pièce dénonce l’anthropocentrisme de la société à travers les parcours de quatre personnages.

Le monde aquatique illustré dans le spectacle est une critique de la société  dans laquelle nous vivons. La population est représentée par des masques de poissons, faisant référence aux masques sociaux que tout le monde porte. Seulement, lorsqu’une personne cherche à sortir de sa place attitrée et qu’elle cherche à se faire connaître, son masque de poisson disparaît. Les quatres protagonistes du spectacle ont le visage découvert.Ils nous révèlent la difficulté de se sentir reconnu dans un monde où l’individu ne pense qu’à lui-même. Nous suivons les parcours de Roxy, jeune femme en quête de devenir influenceuse ; Miky, passionné de chant et qui rêve de devenir une star ; Francis, jeune homme surdoué qui désire se vouer à la recherche scientifique ; et enfin Anita, militante engagée pour un mode de vie durable. Quatre profils distincts mais unis par leur ambition de marquer les esprits.

La pandémie mondiale que nous traversons change considérablement nos modes de vie, et notamment notre rapport à la culture. Le spectacle vivant doit alors trouver d’autres manières de se manifester. C’est ce qui nous est proposé pour le spectacle Selfish . Filmé au Théâtre National, mis en scène par le Collectif Illicium et produit par Green Valley Studio, Selfish est une pièce de théâtre diffusée sur la plateforme Auvio. Plongé dans un univers aquatique, le spectateur découvre quatre protagonistes, chacun dans leur bocal, dans leur bulle individuelle. Tous essayent de sortir de leur situation, de devenir la personne qu’ils ont toujours voulu être. Mais la société dans laquelle ils vivent les en empêche.

Selfish est ainsi une métaphore du monde actuel, un océan rempli de masques de poissons qui ont trouvé leur place mais il y a aussi d’autres individus, à visage découvert et en quête de changement, qui risquent de se noyer.

La mise en scène, qui accentue l’atmosphère bleue et futuriste, est révélatrice du monde froid et élitiste vers lequel on se dirige. L’analogie avec l’océan est bien présente.

Le spectacle commence avec le portrait de Roxy, s’adressant à ses « faux lovers » sur internet. Complètement obnubilée par son image, elle ambitionne de gagner une place à un concours de beauté et le partage avec sa communauté. Elle est prête à tout pour y arriver, quitte à écraser les autres. Le jeu de Mathilde Mosseray révèle l’égocentrisme suscité par les réseaux sociaux, l’incitation à entrer dans les codes esthétiques et le paradoxe entre la vie parfaite que l’on montre au public et la situation réelle des gens.

Ensuite vient le tour de Francis : passionné par la science, il a pour but de développer un dispositif permettant aux humains de respirer sous l’eau. Cependant, son projet tombe à l’eau parce que ses supérieurs ne manquent pas de lui rappeler que sans diplôme universitaire, on ne peut aller bien loin. Baptiste Moulart représente cette part de la population qui n’est pas reconnue à cause de son manque de reconnaissance académique. Victime du système élitiste, l’acteur interprète bien cette exclusion de la recherche scientifique que l’on subit lorsqu’on n’a pas un parcours académique notable.

Miky est présenté comme un artiste, fanatique de David Bowie et de Freddie Mercury. Peu à peu, le spectateur se rend compte de sa situation précaire et du peu de reconnaissance qu’on lui accorde. Entre ses parents qui ne croient pas à son rêve et les services d’aide à l’emploi qui se moquent de son ambition, Ahmed Ayed met en évidence la difficulté d’entrer dans l’industrie de la musique et démontre que le talent ne suffit pas à se faire connaître. Enfin, nous allons à la rencontre d’Anita, engagée pour un mode de vie plus durable. Jouée par Alicia Frochisse, la jeune militante représente la révolte contre la société de consommation actuelle, mais aussi le paradoxe de bénéficier du système tout en l’attaquant. Devenant de plus en plus radicale, Anita rejette ses amis et s’engage dans une lutte désespérée.

Les idées véhiculées par le spectacle sont fortes. Selfish montre que le système est régi par la quête effrénée de la perfection et la cruauté que l’on peut avoir envers les individus. Le titre de la pièce est aussi très évocateur du message qu’on tente de transmettre. On insiste sur l’égocentrisme de la société.

Dans la dernière partie de la pièce, les quatres personnages sont rassemblés lors d’une cérémonie d’ouverture d’un nouveau centre commercial. Chacun a prévu de s’exprimer durant le show : Roxy veut défiler sur le podium, Miky vient chanter tout seul, après avoir abandonné son groupe de musique, Francis vient parler de son nouveau projet scientifique et Anita prévoit d’assaillir le centre commercial pour inciter à la révolution. Mais aucun d’eux n’est réellement écouté et reconnu. En découle une cacophonie où les quatre portraits disjonctent et dénoncent l’hypocrisie du public (le spectateur). Le quatrième mur est alors cassé, le spectateur est inclus dans la pièce. La passivité conventionnelle du public au théâtre permet de dénoncer la passivité générale des gens face aux problèmes qui ne les concernent pas.

La fermeture des lieux culturels a un impact considérable, notamment sur le théâtre, qui est un lieu de rencontre et de partage. Le rapport du comédien au public change, et malheureusement, l’acteur n’a plus cette présence devant lui et le spectateur se sent moins inclus dans le spectacle.

Cependant, cet écart ne doit pas forcément être vu de manière négative et peut aussi amener à penser l’art de la scène autrement. Cette contrainte peut développer de nouvelles manières de manifester les arts vivants qui sont certes différentes mais tout aussi intéressantes. L’initiative d’enregistrer du théâtre vivant permet de diffuser la culture d’une manière inédite. Selfish nous est donc présenté comme un mélange entre le théâtre et la création visuelle. Nous n’avons plus accès au côté instantané du théâtre, mais nous pouvons maintenant visionner le spectacle plusieurs fois, ce qui permet d’approfondir notre point du vue, comme dans un roman où il est souvent intéressant et plaisant de revenir sur certains passages du texte. De plus, le visionnage du spectacle est gratuit, ce qui, d’une certaine manière, invite plus de monde à découvrir la culture.

La pandémie ne restreint pas forcément la culture mais peut aussi proposer de nouvelles façons de la manifester. Regarder Selfish, c’est alors renouer avec le spectacle vivant et montrer que les arts de la scène sont toujours bien d’actualité !

Même rédacteur·ice :

Selfish

Création et mise en scène par le Collectif Illicium

Enregistré au Théâtre National

Production vidéo par Green Valley Studio

Disponible sur Auvio