critique &
création culturelle
The Six Brandenburg Concertos
L’art de se perdre tout droit

Bach, The Six Branderburg Concertos , Anne Teresa de Keersmaeker, La Monnaie, du rouge… Relevons un peu la tête. Il y a du blanc aussi. Tiens, ça brille. Et c’est haut. C’est vraiment très haut. Même quand on ne lève pas les yeux. Et devant c’est profond. Et vide. Quelques musiciens. Quelqu’un… Personne. La musique, et bientôt une ligne. Elle avance vers nous ! L’espace au-dessus aussi ? Ça s’approche. Ça nous prend. Ça commence.

Il y a cette ligne qui arrive et qui repart. Qui marche, s’arrête presque, et reprend. Comme la musique qui se déploie, est suspendue un moment, puis continue. J’ai beau ne pas la connaitre, j’ai l’impression qu’elle fait un peu partie de moi. J’ai beau ne pas être sur le plateau, j’ai l’impression de marcher, de courir, de danser. Les allers-retours des corps sur scène semblent passer de mon ventre à mes yeux. Ces derniers, refusant de céder, renvoient péniblement l’information au premier, qui ne sait comment accueillir ce sentiment (est-ce une forme de mélancolie ?).

Et puis, quelques corps se détachent de la ligne. Ils tournent. Leurs bras, droits ou arrondis, fendent l’air. Il y a les formes des corps seuls, celles que les corps composent ensemble, celles des instruments, celles que l’on imagine produites par la musique. Un ensemble cohérent, auquel nous appartenons désormais. Comme hypnotisée par la répétition des mouvements et de la mélodie, je me laisse porter, confortablement installée dans mon siège, dans mon corps, dans la musique.

Musique et danse

Et puis, petit à petit, ma rêverie laisse place à mes réflexions. Que suis-je en train de regarder ? À quoi assisté-je ? Il y a de la musique… et de la danse. D’un côté les musicien.nes, dans la fosse, dans l’ombre. De l’autre, les danseur.euses, sur scène, dans la lumière. Se dresse entre les deux une forme de frontière à la fois matérielle et métaphorique. Faut-il y voir une forme de division, voire même de hiérarchie ? La musique serait-elle simplement un cadre pour la danse ? Les corps dansants permettent-ils à eux seuls de donner une matière à la musique, d’interpréter physiquement les mélodies ? La nouveauté du spectacle serait-elle dès lors à chercher dans la danse plutôt que dans cette musique inchangée depuis des siècles ?

Le spectacle ne semble pas s’arrêter sur une conception aussi binaire de l’art. Musique et danse fonctionnent ensemble, s’accordent, s’appuient, se confortent, s’équilibrent. D’ailleurs, la plupart de l’orchestre joue debout. Il est donc visible et proche des corps sur le plateau. Les musicien.nes, comme les danseur.euses, sont vêtu.es de noir et portent également des costumes relativement « classiques » (de couleur unie, sobres, comme des costumes de bureau ou de soirée). Souvent, la troupe s’approche dangereusement du bord de la scène, comme attirée par l’orchestre, à qui elle lance des œillades complices. De même, les musicien.nes soutiennent les danseur.euses par leur regard, leurs sourires, leur musique. Parfois, les vêtements en résille mouillés rappellent le caractère métallique du clavecin, parfois, la solitude d’un danseur sur le plateau rappelle la mélodie d’un violon livré à lui-même dans la fosse.

Pour ce qui est de la hiérarchie, bien que les corps dansants incarnent la musique, ce ne sont pas les seuls à la porter physiquement. Rappelons-nous tout de même que ce sont bel et bien les membres de l’orchestre qui la font exister. Ce sont avant tout leurs gestes (ils se meuvent, fendent l’air, se regardent), donc leurs corps, qui portent la musique. Plutôt que d’être en suspension dans le vide, la musique est donc ancrée dans ces corps, mais aussi dans des objets, des instruments, autrement dit dans la matière. La musique est d’ailleurs elle-même une suite de sons, autrement dit d’ondes, invisibles, certes, mais s’appuyant sur un milieu matériel.

En plus d’incarner la musique, les corps dansants sur le plateau semblent donc jouer comme une forme de double de ces corps-musiciens, souvent cachés. Ils sont peut-être une manière de donner une visibilité à l’invisible, de rappeler la cause matérielle de la musique et ainsi de rééquilibrer la relation orchestre-troupe. Deux mondes différents, séparés, mais se soutenant et fonctionnant ensemble, non pas comme un mais comme deux faces d’une même feuille.

Classique et contemporain

Je me laisse de nouveau aller dans ces mouvements se ressemblant sans jamais se répéter, dans ces mélodies enivrantes, presque hypnotisantes1 . Et puis (s’est-il passé dix minutes ou une heure ?), je me demande encore : « qu’est-ce que je vois ? ». Il y a des lignes, beaucoup de lignes. Celles que les corps forment ensemble, celles des câbles pendus à des poids, celles des bras tendus, celles des archets pointus. Tantôt elles sont horizontales, tantôt verticales, tantôt diagonales. Ces lignes forment ensemble des rectangles, des triangles, des cercles. La géométrie tient donc une place centrale dans la chorégraphie.

De même, les déplacements et mouvements sont calculés, tout comme la coordination entre les différent.es danseur.euses. Ielles fonctionnent ensemble, comme un seul corps. Tout cela donne au spectacle une forme d’unité, de sobriété, de simplicité, voire même d’aseptisation, accentuée par les couleurs unies des lumières qui changent du blanc au orange en passant par le jaune clair.

De même, les costumes sont tous noirs, fabriqués dans des matériaux similaires, relativement « classiques ». La géométrie, le calcul, la synchronisation, la répétition rappellent d’ailleurs en partie les codes de la danse et de la musique classique. C’est également le cas de certains pas sautillant, où les pieds restent relativement proches du sol, où les bras sont ouverts, dessinant une ligne horizontale et finissant sur un angle formé par le poignet des danseur.euses2 .

© Hugo Glendinning

Le spectacle ne s’arrête cependant pas sur cet aspect aseptisé, sobre, calculé, synchronisé. Il admet beaucoup de désynchronisation, de complexité. Les Six Concertos de Bach sont d’ailleurs décrits comme étranges, expérimentaux, excentriques3 . De leur côté, les corps marchent, courent, tombent, se relèvent, tournoient, se portent, se poussent, se retrouvent, se suivent puis trouvent leur chemin. Les vêtements sont toujours légèrement différents les uns des autres, ce qui brise en partie l’unité du groupe.

En cela, bien que la musique et la danse prennent pour socle un modèle « classique », le spectacle endosse réellement un caractère « contemporain ». Les costumes laissent d’ailleurs transparaitre le torse, dénudent les épaules, accueillent les baskets et les shorts. La présence d’un chien et d’une personne habillée en pull et basket de couleur, tournant un panneau avant chaque concerto, rompt également avec cet aspect classique de la représentation. Certains pas de danse font même directement référence à une culture populaire récente (flossing), et, plus généralement, amènent sur le plateau dérision et humour.

© Anne Van Aerschot

Art et société

Les lignes, la musique, la répétition. Et voilà que je me perds à nouveau. Est-ce parce que je suis plongée dans le spectacle ou parce que je pense à autre chose ? Est-il possible que je m’ennuie ? Ou qu’il y ait quelque chose qui m’agace ? Que cela peut-il être ? Devant moi, des corps. Il y a une majorité de blanc.hes. Et quelques personnes racisées. Il y a des hommes (qui portent des shorts et des baskets) et des femmes (qui portent des talons hauts, des robes et qui cachent leurs tétons avec des brassières). Il y a un homme qui porte une robe, une femme qui ne porte pas de brassière. Ce n’est pas beaucoup. On pourrait affirmer qu’il s’agit là d’une façon de dénoncer le poids des normes « classiques » de genre et la faible visibilité accordée aux personnes racisées. Pourtant, ça me dérange. Peut-être parce que, justement, le spectacle travaille sur l’équilibre, la nuance et oscille entre normes classiques et contemporaines, unité et complexité. N’est-il dès lors pas étrange que manque seulement une vision équilibrée, complexe et contemporaine de la diversité des corps ?

© Anne Van Aerschot

Pour finir…

Il est difficile de rendre compte de sensations telles que l’émerveillement ou la contemplation. C’est pourtant en ces termes que je décrirais mon expérience des Six concertos . J’ai d’emblée été emportée dans cet univers mélodieux, sobre, enivrant. J’ai été hypnotisée par ces corps en mouvement, par la répétition de ces déplacements discrets ou grandioses. Je me suis laissée prendre, me perdre, mais aussi me retrouver, m’accrocher à un chemin de pensée clair, lier ensemble différents éléments du spectacle. Cette clarté, cette unité, cette sobriété, qui m’ont bercée de leur douceur, ont également su laisser (en partie) une place à la nuance, la complexité, à l’équilibre. Autrement dit, The Six Branderburg concertos génèrent (littéralement et métaphoriquement) à la fois un questionnement sur l’équilibre, et un fil rouge, ou peut-être une ligne droite, autour de laquelle il est aisé, et conseillé, de se perdre.

The Six Brandenburg Concertos

Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker
Direction musicale : Amandine Beyer
Musique : Johann Sebastian Bach
Danseur.euses : Rosas
Musicien.nes : B-rock Orchestra
Costumes : An d’Huys
Scénographie et lumières : Jan Versweyveld
Dramaturgie : Jan Vandenhouwe
Conseil musical : Kees Van Houten
Durée : 120 minutes
Présenté à la Monnaie du 01.10.2021 au 06.10.2021