Karoo se penche sur l’itinéraire artistique de Christian Dotremont, figure majeure de l’avant-garde belge au XXe siècle, médiateur entre la poésie et les arts plastiques.
En 1956, Dotremont décide d’explorer l’Extrême-Nord de l’Europe afin de pousser plus loin les expérimentations qu’il avait jusqu’alors menées : Inventons, bougeons plus loin, avec Cobra, jusqu’à Sevettijärvi, par exemple1. Le poète belge et les autres membres de son mouvement puisent en effet leur inspiration dans les arts « primitifs » de cultures éloignées ou disparues2. Le retour aux origines de la création doit débarrasser leur imaginaire des conventions et des traditions occidentales3, en les éveillant à plus de réel et en leur permettant de renouer avec la part animale, instinctive de l’homme4.  De cette manière, les Cobras espèrent s’ouvrir de nouvelles voies créatives5.

 

ma main est un cheval qui trotte puis galope et boit les obstacles, et tout ça en regardant toujours l’éternité de l’herbe6

 

Le spectacle des traîneaux-barques sillonnant le désert lapon a valeur de révélation pour Dotremont : celui-ci y voit « des lignes comme ‘‘d’écriture’’ »7, une écriture naturelle, spontanée à laquelle il aspire.

Le poète belge ne désire pas la calligraphie mais veut, dans la continuité de l’esprit Cobra, faire « des choses vivantes »8. Selon lui, nous créons tous des formes plus ou moins personnelles lorsque nous écrivons un texte. La démarche du logogramme consiste à laisser exagérer le penchant de l’écriture pour l’illisibilité, puisque l’auteur voit en cette irrégularité naturelle la marque du vivant : ce sont les mouvements du corps qui impriment au tracé des variations.

« Vous écrivez tous irrégulièrement  […] parce que vous n’êtes pas personne, parce que vous n’êtes pas mort, parce que vous n’êtes pas parfait, parce qu’à chaque instant vous vous inventez vous-même, et le plus irrégulièrement lorsque vous écrivez pour vous-même, très vite avec le seul souci de savoir vous-même vous relire »9

« moins que parfait parce qu’encore vif »

 

L’écriture monte (dans la partie supérieure de la page), descend (dans la partie inférieure), danse (comme le montrent les courbes) et son tracé est brossé lorsque le pinceau manque d’encre… 

Ainsi, le logogramme est porteur d’un projet géopoétique : en tant que trace d’une danse du corps spontanée mais aussi du paysage lapon, il vise à relier en un nœud harmonieux le monde (cosmos) à l’énergie (eros) et à la parole poétique (logos) de l’auteur.

 

Le désordre est parfois une danse10

À l’instar du géopoéticien Kenneth White, le poète belge tente « d’ouvrir un nouvel espace de culture, de vie, de pensée »11. Dans le monde francophone de l’époque, l’homme se tiendrait, selon l’auteur, plus en retrait vis-à-vis du monde et se jugerait supérieur à la création12 : les formalistes procéderaient à une construction rationnelle de la réalité.

Victor Vasarely, Green and Orange Composition (1980)

Dans le monde lapon, au contraire, l’être humain vivrait son rapport au monde dans une forme d’intégration13: il est « à l’espace »14. Dès 1944, Dotremont rejette la position surplombante qu’adopte selon lui l’homme du Sud : il s’insurge contre la prétention d’être « le roi de la création » et, considérant faire partie de la nature, recherche plutôt un « état d’harmonie fraternelle avec tous les êtres »15 L’écrivain belge s’inspire ainsi de l’homme du Nord :

Il m’arrive […] d’avoir le sentiment, quand je trace un logogramme, d’être un Lapon en traîneau rapide sur la page blanche, et de saluer la nature comme au passage, par la forme même de mon cri ou de mon chant ou des deux tout ensemble16.

Le désert lapon bouleverse la vision de Dotremont : il la débarrasse des limites visuelles que lui impose, au Sud, une représentation géométrique de la réalité et lui offre le spectacle d’une étendue qui semble infinie.

« Quitté le Sud pour jouer à ces espaces, ces distances ; cette vision bouleversée, incroyablement juste, débarrassée de l’exactitude géométrique, des centres et coins habiles, des doux horizons, pour jouer à cette vision infiniment répétée sans jamais de mesure »17.

Christian Dotremont traçant des logoneiges en Laponie (1978) – Source : Christian Dotremont, Christian Dotremont. 68°37’ latitude nord, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 2008, p. 193

Le poète belge perçoit cette région comme le monde blanc défini par le fondateur de la géopoétique, Kenneth White : c’est un espace très intense qui lui provoque une sensation profonde de vie et qui n’était pas jusqu’alors identifié sur sa carte mentale18.

Une sensation d’infini

Comme les lignes d’écriture des traîneaux, considérées comme le trajet d’une existence, et les éléments naturels lui semblent infimes, l’auteur a l’impression que le paysage lapon couvre plus d’espace que ne sait en parcourir le regard. Le vide de ce désert de neige lui paraît ainsi permettre à l’être humain d’éprouver sa vie plus intensément en tant qu’infinie. Afin de restituer cette sensation, Dotremont conçoit le logogramme comme une danse de mots devenus ténus.

pour un rien/plein la danse/du ténu19

Une sensation de silence

Lorsqu’il écoute en Laponie les bruissements provoqués par l’homme ou les animaux, par le règne du vivant, le poète éprouve une sensation de silence d’une résonance profonde20. Au Sud, l’homme couvrirait ce fond de ses productions musicales21. L’illisibilité du logogramme nous invite à connaître à notre tour l’expérience de l’auteur, également rendue possible par des bruissements : ceux du pinceau glissant sur la feuille.

Une sensation d’éternité

Enfin, le jeu des répétitions et des « transformations silencieuses »20 auxquels obéissent les éléments naturels de la Laponie créent le rythme lent de sa progression spatio-temporelle et induisent en l’auteur la sensation que la vie dans cet espace-temps est éternelle.

Jeu des répétitions qui font mille et une nuances et de changements qui font un rythme : je ne sais pas si vous éprouveriez comme moi, ici, cette définition de l’infini au monde. Mais vous auriez certainement admiré […] le cortège de l’Ivalojoki en dégel, les glaces avançant lentement sur les eaux mouvementées, où elles vont se fondre. Cristallisation et bouillonnement.21

L’instant, négligé au Sud, dans un monde industriel tourné vers le progrès et qui n’envisage le temps qu’en termes de rendement, est valorisé pour lui-même au Nord:

La Laponie, courageusement, malgré la pression de quelques progrès dont la plupart sont inutiles, la Laponie naturellement vit dans une perspective vivante de temps, dans une sorte d’éternité où les instants sont des instants, dans une lenteur magistrale et humble…22

En exagérant la tendance naturelle de l’écriture à l’illisibilité, le logogramme introduit « une lenteur inhabituelle dans l’ordre de la lecture »23 et invite ainsi à vivre la sensation d’éternité connue par Dotremont.

Ainsi, la création du poète belge cherche, comme la géopoétique, à rétablir et à enrichir le rapport entre l’Homme et la Terre24, en communiquant la sensation profonde de vie éprouvée par un écrivain au contact du désert lapon.


  1. Christian Dotremont, Œuvres poétiques complètes, Paris, Mercure de France, 1998, p. 429. 

  2. Matthieu Dubois, Voie de la plume, voie du sabre. Le corps-à-corps poétique chez Bauchau, Dotremont et Bonnefoy, Bruxelles, Editions Peter Lang, 2015, collection « Comparatisme et société » (vol. 31), p. 224. 

  3. Cobra, Tielt, Éditions Lannoo, 2008, pp. 156-157. 

  4. Asger Jorn : « les origines de l’art sont instinctives ». Source : Jean-Clarence Lambert, Grand Hôtel des valises. Locataire : Dotremont, op. cit., p. 118. 

  5. Cobra, Tielt, op.cit., pp. 156-157. 

  6. Pieter De Reuse, Christian Dotremont. Traces de Logogus, Bruxelles, CFC- Éditions, 2013, collection Strates, p.92. 

  7. Guy Dotremont, Christian Dotremont. 68° 37’ latitude nord, Didier Devillez Éditeur, 2008, p. 109. 

  8. Christian Dotremont, Christian Dotremont. Traces de Logogus, op.cit., p. 117. 

  9. Christian Dotremont, J’écris, donc je crée, op.cit. 

  10. Christian Dotremont, http://www.artvalue.com/auction-results–21302—23——–2-DOTREMONT-Christian.htm?cp_checked=0 

  11. http://www.dailymotion.com/video/x1gyon_kenneth-white_travel 

  12. Peggy Archer, Christian Dotremont, la parole-écrite, Paris, Hermann, 2015, collection « Savoir Lettres », pp. 175-176. 

  13. Peggy Archer, Christian Dotremont, la parole-écrite, Paris, Hermann, 2015, collection « Savoir Lettres », pp. 175-176. 

  14. Christian Dotremont, Œuvres poétiques complètes, Paris, Mercure de France, 1998, p. 338. 

  15. John G. Gifford, cité par Guy Dotremont dans Christian Dotremont. 68°37’ latitude nord, op.cit., p. 25. 

  16. Christian Dotremont, J’écris, donc je crée, Bruxelles, Didier Devillez Editeur, 1978, collection « Fac-Similé ». 

  17. Christian Dotremont, Œuvres poétiques complètes, Paris, Mercure de France, 1998, p. 372.  

  18. http://www.dailymotion.com/video/xhwik5_le-grand-paysage-de-l-esprit-conference-de-kenneth-white_creation 

  19. Christian Dotremont , Christian Dotremont. 68°37’ latitude nord, op.cit., p.127. 

  20. Ce concept de François Jullien désigne « ce qui ne cesse de se produire et de se manifester le plus ouvertement devant nous – mais si continûment et de façon globale – pour autant ne se discerne pas ». Source : François Jullien, Les transformations silencieuses, Grasset, 2009, p. 9. 

  21. Christian Dotremont, Christian Dotremont. 68°37’ latitude nord, op.cit., p. 227. 

  22. Propos de Dotremont tenus lors d’un entretien radio avec Christian Bussy en 1969 http://mayak.unblog.fr/2009/08/23/christian-avec-guy-dotremont/ 

  23. Lucien Giraudo, Michel Butor. Le dialogue avec les arts, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 174. 

  24. http://www.kennethwhite.org/geopoetique/