Douleur et Gloire
ou la mise à nu des sentiments

Douleur et gloire d’Almodóvar, tout juste présenté au Festival de Cannes, a été reçu avec grand enthousiasme par la critique. C’est sans doute le film le plus personnel de son auteur, où le lien qui relie l’inspiration de la réalité et la fiction pure est le plus ténu. Film sur l’acte de création, ode au cinéma, il est un des plus profonds et émouvants du réalisateur.
Incarné par un Antonio Banderas très habité, dont certains traits semblent se confondre avec ceux d’Almodóvar, le film entremêle habilement différentes couches de temporalité, avec des retours dans le passé de l’enfance, de la passion amoureuse troublée dans la Movida madrilène et le présent.
En filmant un cinéaste vieillissant, accablé par des problèmes de santé et un moral au plus bas, qui ne trouve pas la force de tourner à nouveau, Almodóvar interroge subtilement l’acte de création. Que faire, en effet, quand on n’a plus la force de réaliser ce qui nous donne le goût de vivre ? Si la vie d’Almodóvar peut se refléter à certains moments dans le film, par touches délicatement suggérées, le pouvoir de la fiction l’emporte : en cinéaste passionné par son art, le réalisateur livre, au cœur du voyage introspectif de son personnage, une déclaration d’amour au cinéma.

Salvador Mallo vit seul dans son appartement richement meublé, décoré d’objets qui sont autant de vestiges d’un passé glorieux. Mais il est à présent sujet à différents maux physiques, dans une impasse existentielle ; sa vie est placée sous le signe de la douleur. À l’occasion de la projection-débat d’un de ses films prévue à la Filmoteca de Madrid, oeuvre réalisée il y a plus de trente ans, Salvador recontacte son acteur de l’époque, Alberto, qu’il n’a plus vu depuis. Il lui propose de participer à la projection.
Après tant d’années écoulées, ces retrouvailles sont célébrées par le partage d’héroïne (drogue à laquelle Salvador n’a jamais touché auparavant). Comme un abandon de soi, cela ouvre une brèche pour Salvador, plus pénétrante, vers son enfance refoulée. On retournera ainsi plusieurs fois dans sa mémoire, à la quête de résonances avec son présent contrarié, sans coupures nettes à l’image, en ayant la sensation de se laisser « couler » dans ces temps passés, dont un des ressorts, évident, mais bien plus complexe qu’il n’y paraît, est la relation troublée qui lie Salvador avec sa mère.

Les retrouvailles avec Alberto vont lui permettre, par la force du hasard et par la magie que peuvent créer les rouages de la fiction au cinéma, de recroiser Federico, son amour de jeunesse, avec lequel il a vécu une passion avortée et dont la plaie de leur rupture est restée ouverte. Almodóvar parvient, lors de ces chassés-croisés amicaux et amoureux, tendus par le temps qui les a séparés, à nous émouvoir avec une grande justesse.
L’ensemble des personnages acquiert une présence à l’image, aucun n’est laissé aux abords du cadre. Il y a une forme de franchise qui les relient et de la sobriété dans leurs dialogues. C’est là, au creux de leurs échanges (entre Salvador et Federico, entre Salvador et sa mère), que palpite l’émotion, que se loge la fragilité des êtres, mais aussi leurs désirs. Cette sincérité des rapports entre les personnages peut à certains égards rappeler le très beau Mia Madre de Nanni Moretti, où une cinéaste, à la cinquantaine, est déchirée entre ses difficultés de création et son assistance au chevet de sa mère mourante. Ici aussi, la détresse dans le regard, la mémoire vive, ressurgissent des instants d’un temps passé. Ici aussi, l’émotion, retenue, profonde, nous prend.
Almodóvar prend aussi le risque de déstabiliser la fluidité de son récit en insérant une formidable séquence de monologue au cœur du film, où il délègue la parole d’un personnage à un autre. Au lieu de nous perdre, ce poème déchirant nous mène plus encore, à vif, dans la profondeur du temps passé, entre douleurs et nostalgie des premiers instants. C’est alors que le récit intime éclate à l’écran mais aussi sur l’écran derrière le personnage, qu’un hommage est rendu aux actrices aimées, qu’on partage ses premiers désirs et expériences de spectateur, devant un public bouche bée. Si Salvador recherche l’inspiration perdue, il va pouvoir sortir la tête de l’eau car la création est là, déjà, elle tourne à plein régime, s’apprête à décoller à nouveau. De la réalité à la fiction, de la vie à l’écran, il n’y a alors qu’un pas, une vision.
L'auteurFrançois Gerardy
Enseignant, passionné par le cinéma, je suis toujours curieux de découvrir de nouveaux films, d’en apprendre davantage et d’approfondir mes connaissances. C’est à la découverte de films de grands cinéastes…François Gerardy a rédigé 20 articles sur Karoo.
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