critique &
création culturelle
L’enfer est un lieu solitaire

Un soir de décembre, il y quelques années. Un film programmé en seconde partie de soirée. Un nom qui ne m’évoquait alors rien : In a Lonely Place de Nicholas Ray. Ayant commencé un master en scénario, j’envisageai d’abord ce film comme une œuvre de second rang, avant qu’il ne s’avère être une énorme surprise.

Dixon Steele (Humphrey Bogart) est un scénariste talentueux et iconoclaste, mais qu’une fréquentation trop prolongée des milieux hollywoodiens a rendu profondément amer et cynique. Un soir, il fait venir chez lui une jeune assistante qui lui résume un roman dont il doit faire l’adaptation. Mais il la congédie assez rapidement. Le lendemain, la police réveille Dixon et lui annonce que cette jeune femme a été assassinée, et qu’il est le premier suspect. Mais grâce au témoignage de sa voisine, Laurel Gray, Dixon est disculpé. Peu après, Laurel et Dixon entament une relation qui s’avère passionnée et fusionnelle : Dixon trouve en Laurel une âme sœur, une muse ; travaillant jour et nuit sans s’arrêter, il produit alors ce qu’il considère comme son chef-d’œuvre. Mais à mesure qu’elle se confronte à son partenaire, à son passé sulfureux et ses crises de violence, Laurel se pose peu à peu la question : et si Dixon était bien le meurtrier que tout le monde voit en lui ?

In a Lonely Place est sorti la même année qu’un autre grand classique du cinéma, Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), avec lequel il partage de nombreuses similitudes : ces deux films mettent en effet en scène un scénariste cynique et amer, usé par le système hollywoodien et à qui l’on offre une dernière chance de faire ses preuves. Le récit même n’a en soi rien d’original : les histoires de soupçon et de doute quant à l’innocence d’un proche sont un thème courant, aussi bien dans la littérature policière qu’au cinéma, que ce soit dans les films d’Alfred Hitchcock ( Suspicion , 1941) ou même plus récemment dans le Gone Girl de David Fincher (2014).

Gloria Grahame et Humphrey Bogart

Là où le film puise ses forces, c’est dans le traitement que choisit de lui donner Nicholas Ray. Celui-ci choisit en effet de maintenir au second plan l’enquête policière, afin de servir au mieux les thèmes de son œuvre que sont la solitude profonde de l’artiste et le rejet violent de la société qui l’anime et le pousse de plus en plus dans son isolement. Il offre à Bogart un rôle largement à contre-emploi. Si le personnage cynique et désabusé est un classique du répertoire de l’acteur, Bogart parvient à parfaitement retranscrire la fragilité de Dixon Steele : celle d’un homme progressivement mis sur la sellette du milieu hollywoodien, comme le lui rappelle constamment son amitié avec un vieil acteur du cinéma muet que le manque d’activité a rendu alcoolique ; celle d’un homme à l’identité trouble, qui ne trouve l’équilibre que dans l’art et l’écriture ; enfin, celle d’un homme qui ne peut se reconstruire et n’existe que dans le regard de la femme qu’il aime. Comme il le dit si bien lui-même : « Je suis né quand elle m’a aimé. Je suis mort quand elle m’a quitté. Je n’ai vécu que le temps que notre histoire aura duré. »

L’autre grande force du film de Ray est la manière dont il traite la violence qui habite Dixon Steele. Celle-ci passe principalement par le regard de Laurel Gray, sa partenaire. Cette violence est sourde, discrète, revenant surtout par des témoignages du passé tumultueux de Dixon, mais aussi lorsqu’elle éclate sous les yeux de Laurel, horrifiée. Une violence qui est d’autant plus cruelle qu’elle est toujours alimentée par le même élément : la solitude. C’est parce qu’il était seul que Dixon se comportait de manière violente. Et c’est par la peur que le départ de Laurel mette fin au rêve dans lequel il se trouve et le replonge ensuite dans la solitude qu’il a de nouveau recours à la violence. On retrouve ainsi une idée proche de John Steinbeck dans son roman de 1937, Of Mice and Men : à force de caresser un rêve, ne finit-on pas par l’étouffer et le tuer ?

Humphrey Bogart

Le traitement proposé par Nicholas Ray est aussi remarquable dans la manière dont il parvient à rendre la suspicion, le doute ainsi que la réputation comme plus importants que la vérité elle-même. C’est le cas notamment dans cette scène où, invité chez un ami policier, Dixon propose de reconstituer le meurtre de la jeune assistante. Ray utilise une subtile combinaison du jeu de lumière et du jeu d’acteur de Bogart afin de nous faire douter de l’innocence du personnage. Cet élément fait partie comme tant d’autres, assez réussis, d’une série d’événements qui soulèvent à la fois les doutes de Laurel et ceux des spectateurs. Nicholas Ray parvient à produire ainsi un effet assez trouble puisque, finalement, le plus important n’est pas que Dixon Steele ait commis le meurtre, mais bien qu’en raison de son caractère, il aurait pu en être l’auteur.

En conclusion, In a Lonely Place est un film remarquable dans la description d’un amour passionnel, qui consume et dévore rapidement les amants, les obligeant à se séparer. Cette relation est traitée par Ray avec beaucoup de pudeur et de non-dits, car comme le dit Dixon Steele lui-même : « Les plus belles scènes d’amour dans les films sont celles où l’on n’en parle pas. »

Même rédacteur·ice :

In a Lonely Place (le Violent)

Réalisé par Nicholas Ray
Avec Humphrey Bogart , Gloria Grahame ,
États-Unis , 1950, 94 minutes