S’il est vrai que les lieux s’accompagnent toujours d’une musique, alors, à en croire David Vann, celle de l’Alaska doit confiner au silence — non pas la placide quiétude de l’ataraxie, mais une funèbre stillness, une angoisse de flaque, la persistance d’un souffle mordant les êtres et les choses pour révéler par érosion le vide qui, du dedans, les travaille.

Décidément, il y a, chez l’auteur de Sukkwan Island et, à présent, de ces Désolations, quelque chose de l’insularomanie d’un Conrad ou d’un Melville. La scénographie est simple ; d’une part, un océan d’amertume, de l’autre, un espoir : Caribou Island, un lopin de terre perdu au beau milieu de Skilak Lake, dans le septentrion états-unien. C’est là, sur cet îlot — pathétique promised land, nouveau monde d’une risible envergure —, c’est là, donc, que Gary entend oublier les trente mornes années qu’il a partagées avec son épouse, Irene. Dans un coin de sa tête, une image d’Épinal, le songe naturiste d’un môme ayant trop lu Thoreau et Muir : une cabane, un foyer rudimentaire (rien que le nécessaire) mais chaleureux, authentique et, surtout, construit de ses mains, loin du tumulte de la civilisation. Cet enfantin coup de folie, ce projet malade, bancal et d’emblée mal conçu, il l’impose à tout le monde — à sa femme, qui y prend part sans le cautionner, et aux deux enfants nés de leur mariage, Mark et Rhoda : par égoïsme, par aveuglement, certes, mais aussi bercé du désir maladroit de sauver son couple, de faire en sorte que tout s’imbrique plus étroitement. Regrets, déroutes, manquements : voilà ce qu’il s’agira d’enfouir, au passage, dans la concrétisation de ce fantasme — il y va de l’essentiel. Non d’une seconde chance, d’un nouveau départ, mais d’un commencement, enfin : celui d’une existence qui, jusqu’alors, ne fut que rêvée.

Ils allaient construire leur cabane à partir de rien. Sans même une fondation. Et pas de plan, d’expérience, d’autorisation, de conseils, non merci. Gary voulait le faire, un point c’est tout, comme s’ils étaient les premiers à fouler cette nature sauvage. Une vie de pionnier, bâtie sur rien, appelée à cristalliser — pourrait-il en aller autrement ? — dans le viol de la raison. Ni assise ni permis : car c’est à cette cahute devant surgir du néant, et à elle seule (et Dieu, Dieu créateur peut attendre ; il n’a pas sa place dans ces contrées-là), qu’il appartiendra de s’ériger en principe — fondement préservé de toute antériorité, abolition de l’éternel drame de la trace, source d’un destin in fine ancré dans le terreau de la consistance. Mais pour l’heure, dans l’attente de cette origine à venir, seule règne l’irréalité — avortements répétés au seuil de l’incarnation, permanence du provisoire. Comme des spectres agitant d’instinct leurs chaînes, sans même envisager l’apaisement, Gary et les siens luttent, se débattent jusqu’à l’éreintement avec leurs envies, leurs frustrations, leurs peurs. Rhoda, par exemple, attend avec fébrilité de Jim qu’il lui demande sa main. Hawaï, des noces sous-marines, qui sait ? Déjà, elle se projette dans les tableaux naïfs brossés par son imagination — sans savoir que son futur mari, effrayé à l’idée de vieillir la corde au cou, baise tristement Monique, une touriste de passage, une mante religieuse de vingt ans sa cadette.

Oui, un mal étrange frappe ces terres, une insuffisance piégeuse, une volonté maligne retenant dans l’ambre hommes et objets, comment dire ? Le mal du roman, celui de la fiction — la virtualité et ses pandémies de conditionnels. Et le cadre de s’évanouir doucement (not with a bang but a whimper), gagné par l’évanescence ambiante — contours estompés, perspectives incertaines, paysages en voie de dissolution. Pourtant, au cœur de cet indistinct royaume, une certitude demeure, la pointe granitique d’une réalité indubitable : l’épouvantable douleur d’Irene, devenue comme une respiration, supplice cosmique qui jette sur le monde une lueur blafarde. Tirant de migraines inexplicables la lucidité qui fait défaut à son mari, elle assiste en effet, impuissante et tétanisée, au lent effondrement de son couple. Face à la bâtisse monstrueuse dont ils accouchent ensemble, création branlante à cent lieues des glorieuses visions de son concepteur, elle comprendra : Ceci n’était pas le commencement. Viking de pacotille récitant le Beowulf en rêvant de pillage et de viol, pionnier privé de zones à défricher, chercheur d’or ne découvrant que ce qu’il a perdu : Gary ne poursuit en définitive que de lamentables chimères, les avatars usés d’une utopique virginité. Ses divagations sur le passé scandinave du nouveau continent tournent rapidement, de son propre avis, « au mauvais film de reconstitution », tandis que son attirail de colon, caricatural, ne compte que des bibelots sans valeur, pourrissant un peu plus chaque année. Quant à la fantasmatique défroque du pailleteur, il la revêt dans une Alaska de cauchemar, dont les rivières, depuis bien longtemps, ne charrient plus rien de précieux — que la déception. La légendaire « dernière frontière » ? Un pays de bouseux consanguins aux mœurs barbares, une décharge à ciel ouvert recyclant ses mythes pour appâter le vacancier, un territoire cartographié, colonisé jusque dans ses moindres recoins, déserté de sa faune et n’accueillant plus que les désespérés.

Gary aspirait au wilderness, au frisson de l’heureuse continuité avec une immensité restée intacte ; il n’aura trouvé que le settlement, l’arène, l’enclos et ses limites. Bornée, cadastrée, Caribou Island abrite ainsi les vestiges d’une occupation antérieure : une cabane massive, réalisée avec bien plus d’habileté que le tas de ruines enfanté par Irene et son époux — le fruit gâté du désamour, quatre murs chancelants, ajourés et lardés de brèches, seulement ouverts à la bourrasque. Une prison scellant la destinée de l’individu. L’île, la cahute, le corps — trois enceintes, trois coquilles vides, trois manières de signifier l’isolement, l’éternelle tragédie de l’abandon. Car d’un champ clos à un autre, aucune liaison ne s’établit ; comment, dès lors, depuis les ferments de sa propre herméticité, contrarier l’inlassable retour de l’identique ? Comprimé entre deux butoirs, le récit lui-même ne se clôture-t-il pas comme il s’était amorcé — dans l’absence, la démission, la rupture ? Et puisque les flux de conscience ne sauraient interférer, ils donnent un concert démentiel : celui de la rétention, où se donne à entendre l’évaporation d’une rumeur, où seuls s’élèvent, dans un chuintement cacophonique, les murmures intérieurs d’êtres rendus fous par la solitude. Les voix de la faim, du désir inquiet, et de la vacuité ; l’effroyable impersonnalité de l’il y a, ou le désastre du neutre.

Comme tous les grands textes sans doute, les Désolations de Vann portent au cœur un motif secret, une opacité qui décloisonne leur sens en même temps qu’elle le mène à incandescence — ici, l’extension d’une couleur, ou plutôt d’une absence de couleur. Une blancheur — celle de la neige, celle du vent et de la pluie mêlés, omniprésents —, une blancheur à l’éclat si étincelant qu’elle aveugle, qu’elle se confond avec l’impénétrable noirceur des eaux du lac, des fjords, avec l’obscurité de jours qui, à l’approche de l’hiver, n’en finissent plus de raccourcir. Une blancheur de mort, blancheur sans nom qui défie le réflexe taxinomique, la volonté d’ordonnancement de l’univers. Cette blancheur abominable, disait Melville : celle de Moby Dick, le roman-monstre de l’horizon littéraire américain, son roman-baleine, l’intertexte nécessaire, immanquable. Pour Gary et les autres, le franchissement a bien eu lieu ; et derrière la muraille de l’obsession, conformément à ce qu’Achab pressentait, il n’y a rien : l’espace épuisé, un à-pic donnant sur le néant, la menace de l’engloutissement. La fin du voyage ? Non : un voyage empêché, une stagnation immonde, l’impossibilité de trouver enfin, selon le mot de Deleuze, le lieu de ses promenades.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications no391.

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Désolations

Écrit par David Vann
Traduit de l’anglais (E.U.) par Laura Derajinski
© 2011, éditions Gallmeister, « Nature Writing »
Roman, 304 pages