Entrelacs d’existences et d’êtres meurtris par la condition humaine, profonde réflexion sur l’acte mémoriel, l’absurde et leur rôle au XX<sup>e</sup> siècle, cours ex cathedra de droit social, de sociologie et d’histoire contemporaine : La mémoire est une chienne indocile est tout cela à la fois, et bien davantage encore. Attention, chef-d’œuvre !

Avocat et écrivain d’origine australienne, Elliot Perlman, déjà remarqué pour le brillant Ambiguïtés (paru en 2004 chez Robert Laffont), nous livre ici une mosaïque romanesque magistralement orchestrée, un maelstrom des plus ambitieux mené avec un brio et une humanité sans pareils.

Malaisé de résumer un tel projet fictionnel et, à fortiori, son histoire — devrions-nous dire ses histoires ? Fraîchement sorti de prison où il a purgé à tort une peine de six ans, Lamont Williams, jeune homme afro-américain du Bronx, entame une période probatoire comme balayeur au service d’entretien d’un centre de cancérologie de Manhattan. L’éventuel succès de cette rédemption est capital : c’est son seul espoir de retrouver un jour un travail et, par conséquent, sa fillette adorée que son ex-femme, Sonia, lui a arrachée. À quelques rues de là, Adam Zigelnik, intellectuel juif, professeur d’histoire à Columbia, élevé dans l’ombre de son père, éminent avocat et adversaire farouche de la ségrégation raciale dans les années 1950, voit péricliter sa carrière (il est sur le point d’être remercié de l’université pour production insuffisante) et son couple (Diana, l’amour de sa vie, l’a quitté). Mais alors qu’il est en pleine dépression, il découvre des enregistrements inconnus, enfouis depuis des décennies dans le sous-sol d’une bibliothèque et fruits du travail qu’a effectué en 1946 un psychologue précurseur, Henry Border. Ces voix n’ont encore jamais été entendues : les premiers témoignages de la plus insoutenable des atrocités. Et ces voix que le monde entier se doit d’entendre pourraient bien sauver son mariage et son avenir professionnel.

Pendant ce temps, à l’hôpital, Lamont noue une amitié avec Henri Mendelbrot, atteint d’un cancer en phase terminale et qui, survivant d’Auschwitz, ne peut envisager de quitter ce monde sans avoir révélé l’indicible.

Mémoire, bien sûr, transmission, trahison, (in)justice, paternité, racisme, résistance, courage : autant de thèmes qui sous-tendent ce roman choral et que l’auteur rassemble dans une union au goût de noces barbares.

La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laissera ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire. C’est drôle, parfois, ce que l’on peut se rappeler.

Mêlée au destin de ces deux hommes et de la myriade de personnages qui les entourent dans le New York d’aujourd’hui, c’est l’histoire du XXe siècle, de la Shoah au mouvement pour les droits civiques des Noirs (la scène d’ouverture est, par ailleurs, d’un suspense glacial), des ghettos d’Europe de l’Est à ceux du Bronx, qu’Elliot Perlman convoque avec autant d’intelligence que d’empathie et dans une élaboration narrative d’une virtuosité vertigineuse.

Lire ce roman, c’est se souvenir et se souvenir, c’est presque recommencer (Charles Nodier).

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications no399.

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La mémoire est une chienne indocile

Écrit par Elliot Perlman
Traduit de l’anglais (Australie) par Johan-Frédérik Hel Guedj
© 2013, éditions Robert Laffont, « Pavillons »
Roman, 585 pages