Avec un sens de la tragédie tantôt réaliste tantôt poétiquement brûlant, Marcello Fois confronte deux frères d’âme à une fatale rivalité amoureuse dans une Sardaigne des années 1980 sur la voie de la modernisation, mais en proie à la spéculation immobilière, au banditisme et à la violence.

Ça avait été comme de se livrer au sommeil. Et dans le sommeil se souvenir de tout…
Il se souvint de l’époque où les récoltes ressemblaient à des océans, des mers infinies flottant contre le soleil à pic. Il se souvint des géants recourbés, transpercés par des rayons ardents, qui traçaient des sillons entres les épis à la force des faucilles. Il se souvint des écailles changeantes des poissons quel que fût le ruisseau, ou le lac ou le fleuve où il les avait pêchés, et la roche, ou le sable, ou le manteau d’herbe sur lesquels il les avait flanqués pour qu’ils agonisent à l’air. Puis il se souvint du congé, à l’hôpital oncologique, des yeux humides de sa mère  qui l’avait accompagné jusqu’à la fin craignant qu’il eût plus peur de la mort qu’elle ne la craignait elle-même… Il se souvint de tout minutieusement, même des secondes, des minutes, de l’aphasie qui précédait les pleurs, comme une toux, retenue. Et la dissolution incrédule de toute certitude, pareille aux tortillements d’un rat pris au piège […]

Ouverte avec la Lignée du forgeron en 1889 à Nuoro – la ville-même qui a vu naître l’auteur, à l’origine simple village de pasteurs –, l’épopée sarde en trois volumes de Marcello Fois trouve avec la Lumière parfaite son point d’orgue, après le volume C’est à toi qui se concentrait sur la figure de Vincenzo Chironi, orphelin en quête de réappropriation d’un nom et d’un territoire. Il est toutefois important de préciser que ce roman peut se lire indépendamment de ses prédécesseurs : les protagonistes plus anciens qui se voient cités sont tous bien accrochés à l’arbre. Important aussi de préciser, pour les aficionados de l’auteur qui connaîtraient surtout son versant policier, que si rebondissements et crimes il y a dans la Lumière parfaite, Fois y adopte un bien plus large spectre, entre intimité et tranche historique atmosphérique.

L’intrigue, par un jeu de charrue avant les bœufs, débute en 1999, au moment où Maddalena Pes rejoint son fils Luigi Ippolito, retranché dans un séminaire. Il se pense de lignée Guiso, fils de Domenico tout juste décédé et est certain que sa mère lui reprochera son absence à l’enterrement. Pendant le repas qu’ils partagent à l’Osteria du prêtre, la tension entre mère et appelé de Dieu est palpable, irréconciliable et Maddalena abrège son séjour, en laissant pour son fils une enveloppe contenant  ce qui s’apparente à une confession, et qui va chambouler la vision stable qu’il avait de son identité, la compréhension qu’il avait jusque-là de son prénom.

Marcello Fois retourne ensuite au nœud-même du drame : Cristian Chironi (fils de Vincenzo qui s’est suicidé avant sa naissance et de Cecilia, décédée d’un cancer) et Domenico Guiso (fils de Giovannimaria, dit Mimmíu) sont davantage liés que des frères de sang, mais tous deux épris de Maddalena Pes depuis l’adolescence. Si le premier – énigmatique, marqué par le destin de sa famille – a ses faveurs, c’est avec le second qu’il est prévu qu’elle se fiance bientôt. Les secrets d’alcôve commencent à bruisser sur la place publique, et Mimmíu tout comme Marianna (la grand-tante de Cristian), peu dupes, s’inquiètent de ce qui se joue entre la jeune femme et l’impétueux fils Chironi. Ses fréquentations troubles ne sont pas au goût de tous – ne dit-on pas qu’il comprend certains groupes dissidents1? – à plus forte raison parce que les deux familles sont engagées à part presque égales dans une entreprise immobilière. Pour couper court à toute rumeur, Mimmíu et Marianna avancent la date des fiançailles. 

Peu de temps après la fête, Cristian et Domenico doivent se rendre en Carrare, pour négocier du marbre pour le très important chantier  d’un centre polyvalent, devant remplacer La Rotonda, une prison construite au XIXe siècle. Mimmíu engage pour les accompagner Raimondo Bardi, un compagnon de débauche de Cristian. Au dernier moment, le fils Guiso s’abstient du voyage et, à la sortie du ferry, ce sont les carabinieri qui, prévenus par un appel anonyme, accueillent l’équipage. En fouillant le véhicule, ils découvrent une dizaine de mitraillettes dissimulées dans le coffre et des munitions. Raimondo est menotté par les forces de l’ordre, mais Cristian, sur un coup de sang, prend la fuite par la mer et, frappé par une vague, disparaît englouti par les flots.

Sur la terre ferme, un ersatz d’enterrement – à cercueil vide – est organisé. Marianna, qui a vu tant de morts dans sa famille, pleure à peine son petit-neveu, se résout à cette fatalité des Chironi de côtoyer la mort de trop près. Se doute-t-elle qu’il ne sera pas le dernier ? Pourquoi se refuse-t-elle d’abord à signer la procuration qui verrait les Guiso prendre toutes les décisions de l’entreprise ? Sur la terre ferme, toujours, Maddalena annonce à Domenico qu’elle est enceinte. Que peut-il advenir d’eux une fois mariés ?

Nous laisserons là en suspens le récit de la Lumière parfaite  pour vous en laisser le sel de lecture. Avec ce qui ne semble au départ qu’un triangle amoureux à circulation multiple – le lien entre Cristian et Domenico étant presque plus tangible, passionnel, complexe que ce qui les happe tous deux chez Maddalena –, Marcello Fois construit un meuble à tiroirs très souvent captivant, trouant le récit de rêves et d’apparitions fantomatiques, faisant basculer sa narration, injectant de l’information à double sens au lecteur à des moments charnières et le trouble de la violence masochiste jusque dans les tentatives de rédemption de Domenico ou les aspirations à la sainteté de Luigi Ippolito. 

Entre ses mains, La Barbagia (région de Nuoro) des pâtres, des bandits mais aussi celle des promoteurs immobiliers se colore de la puissance indéniable des légendes, adopte leur déroulé aussi implacable et âpre que lyrique. Avec cet habile membre du Groupe 132aux commandes, la Sardaigne a les orteils scindés entre passé et présent et les Guiso comme les Chironi gigotent comme des polichinelles aux fils entremêlés, aux choix difficiles à assumer sans un jour en payer les conséquences. Aux yeux brûlés par les sommets qu’ils cherchent – désespérément ou inconsciemment – à atteindre.

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La Lumière parfaite

Écrit par Marcello Fois
Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro
Seuil, 2017


  1. Le banditisme a été un phénomène marquant en Sardaigne, entre autres en Barbagia, où l’identité sarde est plus développée qu’ailleurs. Contrairement aux organisations mafieuses d’Italie ou de Sicile, il ne s’agissait ni de modèle économique ni d’organisation sociale à grande échelle. Il était une conséquence à la fois de la misère et des rapports politico-identitaires des Sardes aux puissances qui les dominaient. Dans les années 1960-1970, il a pris une tournure plus politique, doublée des velléités d’indépendance et autres revendications identitaires qui s’exprimaient en Sardaigne. De 1969 à 1973, 18 enlèvements ont été commis sur l’île par les Anonima Sequestri, pour obtenir des rançons. 

  2. Groupe d’auteurs italiens de polar esquissé dans les années 1990. Parmi eux, on trouve notamment Loriano Macchiaveli mais aussi Donna Leon ou Andrea Camilleri.