Ces derniers mois, la « crise des migrants »1 est devenue un sujet incontournable pour les artistes. Avec Arance : Avoid Shooting Blacks, présenté au Varia du 23 février au 5 mars, Pietro Marullo s’est lui aussi senti investi d’une mission de sensibilisation.
Chaque théâtre intègre à sa programmation ce brûlant problème de société. Pietro Marullo s’est engagé dans cette voie. Il propose une forme d’expression plastique, parfois corporelle, sans parole, s’apparentant à une exposition d’art contemporain.

Entre des mises en espace2 et des installations visuelles étonnantes, voire déconcertantes, on discerne le parcours d’un homme, un Africain, esclave de son travail d’agriculteur. Il décide de quitter son pays pour rejoindre l’Europe en espérant y vivre des jours meilleurs. Mais une fois sur place, après avoir survécu au voyage, il est à nouveau exploité dans une cueillette d’oranges en Italie du Sud. Un calvaire sans fin qui lui retire tout espoir.

Photo © Stéphane Deleersnijder.
« (…) des hommes en combinaison de protection (…) l’accueillent avec l’amabilité de gardiens de prison ». Photo © Stéphane Deleersnijder.

Cette histoire se comprend grâce aux textes enregistrés qui résonnent durant le spectacle. Les comédiens n’ouvrent pas la bouche. Il nous faut d’ailleurs un moment avant de comprendre — par exemple — que la voix que nous entendons soudain n’émane pas de l’énigmatique jeune fille, située à l’arrière-scène et vêtue d’une robe pailletée incongrue, mais de la machine à jus de fruit qui tourne à vide au premier plan !

Heureusement, les procédés théâtraux sont parfois moins abscons. Nous rencontrons également des codes plus connus. Ainsi, pour rejoindre leur fauteuil, les spectateurs sont tout d’abord invités à traverser les couloirs du théâtre où des corps enfermés dans des housses mortuaires jonchent le sol. Le ton est donné, nous serons immergés dans la traversée des migrants, au cœur de leur funèbre vécu.

Cette idée est filée dans les premières minutes du spectacle. Une bâche gigantesque, gonflée par l’air d’une soufflerie, nous donne l’image de la mer houleuse qui s’élève et s’abat sur tout le plateau, mais aussi sur le malheureux public des premiers rangs. Cette énorme vague qui noie tout sur son passage finit par recracher notre héros.

Immédiatement, des hommes en combinaison de protection, mi-médecins, mi-douaniers, l’accueillent avec l’amabilité de gardiens de prison, le déshabillent et le jettent sous la douche décapante d’une lance d’incendie. Une bâche en plastique transparente nous laisse imaginer l’eau qui se colle à la peau nue de l’acteur et lui martèle le corps. On en oublierait presque que c’est une scène de violence…

Photo © Stéphane Deleersnijder.
Photo © Stéphane Deleersnijder.

Après une série d’événements incongrus, j’étais découragée lors de la très lente ascension de cette fameuse jeune fille à robe pailletée. Elle escalade alors laborieusement un gradin au fond de la scène, avec comme seul accompagnement le surtitrage d’un texte de Jean-Marie Pelt3 qui retrace l’histoire de l’agriculture. L’arrivée impromptue et parfaitement invraisemblable d’un poisson volant télécommandé m’a néanmoins égayée, là où l’ouverture au ralenti d’un grand cube en métal, dessinant finalement une croix immense, m’avait quelque peu endormie.

Visuellement, c’est une réussite. C’est beau et saisissant. Beaucoup d’éléments s’enchaînent et s’accumulent. Certains sont dynamiques et servent directement l’histoire4 ; d’autres sont difficilement accessibles et paralysent l’accès au sens5. Un choix quelque peu étonnant, si l’on admet que le spectacle est politique et qu’il souhaite sensibiliser les citoyens à cette problématique particulière. Quoiqu’il en soit, Arance : Avoid Shooting Blacks est un fatras de happenings, d’événements en tout genre qui cryptent le sens de la pièce alors qu’il devrait être lisible par tout un chacun.

Je coupe court à la description des déambulations sur le plateau des quinze acteurs anonymes et peu utilisés, cachés sous leur combinaison, et à l’énumération des apparitions scénographiques nombreuses.

Il est certain que cette pièce regorge de bonnes trouvailles. Mais la lenteur et le manque d’éclaircissement sur cet étalage décousu d’installations plastiques peut en rebuter plus d’un. Cependant, il est judicieux de la part de Pietro Marullo de traiter ce sujet d’un point de vue artistique plutôt que démagogique.

Photo © Stéphane Deleersnijder.
Photo © Stéphane Deleersnijder.

J’ajoute également que ce projet, plein de bonnes intentions, s’entoure de nombreuses initiatives sociales. D’un point de vue informatif d’une part, grâce à l’exposition photographique Si Dieu le veut, qui se visite parallèlement aux représentations. Elle présente des témoignages d’Africains exploités dans les champs italiens, installés dans des bidonvilles, victimes du racisme et de la solitude. Une rencontre sur le thème de la migration, Avons-nous peur du noir ?, est aussi organisée. Elle est encadrée par de nombreux chercheurs, artistes et journalistes.

D’un point de vue culturel d’autre part, avec le concert Who Is Me qui partage avec nous les mots de Pier Paolo Pasolini, par qui Pietro Marullo se dit très influencé.

https://www.youtube.com/watch?v=7VgetQv01xA

En savoir plus...

Arance : Avoid Shooting Blacks
Écrit et mis en scène par Pietro Marullo
Avec Paola Di Bella, Noémi Knecht, Adrien Letartre, Jean Hamado Tiemtoré
Vu le 24 février 2016 au Théâtre Varia


  1. Expression chère aux médias. 

  2. Selon l’auteure de cet article, une « mise en espace » fait partie du jargon théâtral et désigne le placement d’éléments du décor en fonction du regard du spectateur. 

  3. Jean-Marie Pelt (1933-2015) était un pharmacien, botaniste, biologiste et écologue, président de l’Institut européen d’écologie à Metz, dont il fut maire-adjoint. 

  4. Comme cet abris de fortune, constitué de palettes et de matériaux de récupération qui sera détruit par une surprenante pluie d’oranges à la fin du spectacle. 

  5. Telles l’arrivée impromptue d’un poisson volant télécommandé ou l’ouverture au ralenti d’un grand cube en métal.