critique &
création culturelle
Dequesne
Le corps de l’air

Karoo vous fait visiter l’exposition « Dequesne » de la Galerie Albert 1 er , visible jusqu’au 8 décembre.

Crac ! fait la lourde porte en métal en claquant. Et immédiatement, je suis submergé par la tranquillité, le silence… La Galerie Albert 1 er s’offre comme un havre de paix au milieu des flots de touristes venues 1 immortaliser la célèbre grisaille bruxelloise. Il faut un instant pour se réhabituer, pour oublier les forêts de perches à selfies et la masse des visites guidées moutonnantes, pour faire disparaître la marée des écrans et des têtes penchées et le flash des photos de l’entrée des Galeries prisent à la chaîne.

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Les toiles de Philippe Dequesne, ancien professeur de dessin à l’École Supérieure des Arts et Techniques de Paris, se succèdent sur murs blancs et accueillants de la galerie ; surtout des paysages, quelques natures mortes. Ce qui éveille la curiosité de la flâneuse, c’est un rapport particulier à la couleur et au relief dont les pièces en vitrine n’offrent qu’un rapide aperçu. En effet, les œuvres de Dequesne oscillent entre des teintes mates, blanches-grises-brunes, et des éclats plus francs, voire pétants, jaunes-bleus-rouges-mauves. Certaines toiles se répondent et peuvent entrer dans un jeu de miroir comme cette côte marine, un bord de falaise reproduit sous différents angles. Tantôt le vert de l’herbe s’efface devant le grand bleu aérien de l’océan, tantôt elle se consume et devient la grande surface du tableau.

Exécutées par couches successives et avec différents instruments de frottage (comme une racle), les peintures de P. Dequesne sont des objets en relief – ce qu’éclipsent toutes les reproductions digitalisées de ses travaux. Parfois le surgissement caractérise la frontière entre deux espaces, parfois le plein de certains espaces en particulier. Sur plusieurs œuvres, le peintre a aussi utilisé des techniques de coulures et de craquelures. Tous ces effets de forme tendent à donner aux tableaux une texture charnelle et chaude, même quand leurs couleurs sont froides. Plusieurs des plus belles pièces sont, à mon sens, celles qui utilisent des coulures dans les tons ors et bruns ; comme si la lumière s’était figée en métal et le métal en peinture par un étrange procédé alchimique.

Dans cette exposition, P. Dequesne apparaît comme un artiste de l’air, de l’atmosphère matérialisée. Bien sûr, il joue avec les lumières et il sait les impressionner avec talent et subjectivité. Cependant, ce sont ses nuées, ses nimbus, ses souffles et ses brumes qui forment le cœur de la peinture. La visiteuse peut chavirer devant un front nuageux devenu vague au-dessus de l’horizon ; elle peut distinguer la grâce du soleil dans les milles réflexions de ses rayons sur l’écran céleste. Même ses arbres sont, la plupart du temps, des torches. Qu’ils soient du vert des feuilles ou du mauve d’une aube douloureuse, ils paraissent brûler dans l’air.

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Mais l’art de P. Dequesne n’est jamais aussi fort que quand ses peintures prennent le gris. Les œuvres où dominent les blancs, les bleus clairs, les verts presque fantomatiques sont les plus hypnotiques. Je pense en particulier à un paysage tout à fait flamand, non titré, représentant une rivière ou un canal (perdu ?), bordée de quelques arbres (peut-être des peupliers ?). Voilà l’âme de la grisaille, son vague à l’âme devrait-on dire. Il y a de la mélancolie, certes, dans ce ciel bas et cette terre embrumée ; mais aussi quelque chose de plus solide, de plus aiguisé : la douceur de la bruine ? La sécheresse d’un ciel qui se retient de tomber ?

On touche des yeux la marque de l’artiste : cette surface accidentée, vallonnée, cartographique ; qu’on désire presque toucher et suivre. P. Dequesne aime aussi parsemer ses tableaux d’une forme récurrente, carrée ou cubique, souvent tranchée dans le paysage. Elle semble rappeler à la visiteuse qu’elle se trouve face à une création contemporaine et pas à une expérimentation du XX e siècle. Le monde de Philippe Dequesne vaut en tout cas le coup d’œil – ses tableaux sont visibles jusqu’au 8 décembre à la Galerie Albert 1 er dans le centre de Bruxelles. Avis aux amatrices de paix contemplatives et de mélancolies chaleureuses… l’art de l’air vous attend !

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