Jean-Édouard Delreux
Dans la galerie Karoo cette semaine, Jean-Édouard Delreux : un artiste atypique aux talents multiples qui entend bien « sublimer le gris de l’existence » !
Lorsqu’on découvre la série Concrete Paintings , on hésite : est-ce de la peinture, de la sculpture ? Tu proposes le terme de texturalisme ?
J’ai longtemps hésité entre la peinture et la sculpture. Aujourd’hui, je compose des peintures géométriques très épurées d’une part, et des sculptures fantasmagoriques d’autre part. Entre les deux, j’ai choisi d’insérer un médium intermédiaire, aux frontières des deux disciplines : une peinture concrète, texturaliste, dont il est difficile de déterminer s’il s’agit de peinture en relief ou de sculpture sur toile. J’aime le trouble suscité par cette ambivalence. Parmi les disciplines que je pratique, c’est peut-être celle qui prend le plus racine dans le réel. Quand on regarde un tronc d’arbre, s’agit-il de nuances d’ocre et de brun en relief ou d’une écorce teintée de couleur ? Couleur et matière s’interpénètrent pour former la plante ligneuse qu’on connaît. C’est exactement le même principe dans ce que j’appelle le texturalisme. Mes œuvres sont comme des sols, des parois, des morceaux d’organismes morts ou vivants, délimités par le cadre du tableau. La différence avec les textures qu’on retrouve dans la réalité, c’est que les miennes sont d’origine inconnue.
Plutôt que d’art contemporain, tu préfères parler ici d’art atemporain ?
Oui, je trouve que l’art contemporain est obsédé par son besoin de contemporanéité. Nombre d’œuvres actuelles sont politiques, elles se veulent critiques face aux faits de société. D’autres sont postmodernes et reprennent l’art traditionnel pour le moderniser. Ces deux postures ne m’intéressent pas. Elles s’inscrivent trop dans la réalité, dans le moment présent. Je refuse pour ma part toute sorte d’historicité. En travaillant la matière et la couleur pour ce qu’elles sont, sans souci du réel ni de l’histoire de l’art, je cherche à créer un art que j’appelle atemporain , non datable, et à l’écart des tendances. Ce qui m’intéresse, c’est la magie, l’étrangeté, la transcendance. La mer n’a pas d’âge, ses vagues sont d’hier comme d’aujourd’hui. L’art contemporain a parfois tendance à préférer nager dans une piscine. Je préfère l’immensité marine.
Tu travailles par ailleurs la sculpture, la photographie, mais également la littérature : comment ces pratiques se répondent-elles ?
Elles se répondent très peu. J’use de chaque médium selon une approche bien différente. Ma peinture abstraite est radicalement géométrique, calculée et minimaliste. C’est mon côté obsessionnel et analytique. Ma peinture concrète , quant à elle, est très brute, je la pratique de manière plus instinctive, sauvage, jusqu’à avoir de la peinture jusqu’aux coudes. Je m’y libère. Il en va de même pour la sculpture. Mon approche y est spontanée, j’y développe des créatures étranges et fantasmagoriques venant directement de mon imaginaire sans passer par la barrière de la raison. La photographie traduit pour sa part mon amour pour la ville, pour sa saleté, pour les sculptures infinies qui la composent, et pour ses habitants, marginaux essentiellement. La photo est le témoin de ce que je regarde au quotidien : la beauté est là, je la recueille. Enfin, en littérature, j’explore ma part lyrique, je dévoile ma fragilité, mes doutes, je retrace mes errances. C’est dans mes textes que j’en dis le plus sur moi, tandis que j’ai tendance à m’effacer dans les autres disciplines.
Pour répondre à la question, je dirais donc que mes différentes pratiques se complètent, car je ne suis pas moi-même fait d’un seul bloc. Quand je regarde le monde, selon les points de vue que j’adopte, selon mes humeurs aussi, je le vois de diverses manières. C’est pour cette raison que pratiquer plusieurs disciplines m’est essentielle pour exister totalement. Et si ces différentes pratiques semblent contradictoires, je pense qu’on peut y retrouver une même envie, une même nécessité de s’extirper du réel. Mes créations sont abstraites, toujours. Poétiques aussi. Créer, pour moi, c’est s’échapper, c’est sublimer le gris de l’existence. L’enfant s’invente des mondes. Mais les adultes peuvent continuer.
Peux-tu nous dire un mot de ton parcours ?
J’ai d’abord étudié la littérature pendant cinq ans. J’y ai appris les grands auteurs, la poésie mais aussi la rigueur. J’ai ensuite étudié les arts plastiques où j’ai appris la sculpture et ai continué à peindre. Mais j’ai commencé à créer bien avant mes études. Petit, je dessinais frénétiquement des labyrinthes. J’écrivais aussi quelques poèmes. Puis, un jour, adolescent, je me suis introduit en cachette dans l’atelier de ma mère, qui peint également. J’y ai pris une toile vierge et y ai peint ma première œuvre abstraite – assez mauvaise par ailleurs. Depuis je n’ai cessé de créer : dans ma chambre, dans la rue, dans le train, tout le temps.