critique &
création culturelle
Lettres de Turquie # 1
entretien avec Janan Marasligil

Cet entretien  avec Janan Marasligil ouvre une série d’articles intitulée Lettres de Turquie , qui donnera la parole à de nombreux acteurs culturels touchés par la crise que traverse ce pays.

Bonjour, Janan.

L’année passée, en septembre, on se rencontrait à l’occasion du lancement de la saison culturelle Europalia Turkey.

Une magnifique aventure dont Karoo s’est fait l’écho régulier à travers des comptes rendus d’expositions, des entretiens avec des écrivains et des artistes, ainsi que l’exposition d’œuvres dans notre galerie en ligne. Tu en étais la conseillère pour la littérature.

Nous connaissons tous les événements qui se sont déroulés cet été en Turquie, aussi j’aimerais te poser d’emblée une question assez directe : un Europalia Turkey aurait-il été possible cette année, et penses-tu que tu y aurais collaboré ?

Un Europalia Turkey a été possible dans des conditions difficiles, déjà avant le 15 juillet 2016. Je ne veux pas parler au nom des organisateurs d’Europalia, mais je ne crois pas qu’il aurait été question d’un Europalia Turkey si la signature des accords devait avoir lieu après les événements de Gezi en mai-juin 2013. Il faut bien comprendre que les accords ont été signés avant. Est-ce que la Turquie était un excellent exemple de démocratie avant cela ? Bien sûr que non. Il suffit de regarder l’histoire du pays, où maintenant notre génération aussi a son coup d’État ! Fort heureusement, ce fut une tentative ratée. Pro-AKP ou non, je ne connais personne dans mon entourage qui aurait voulu que le coup d’État soit réussi. Personne ne veut vivre sous un régime militaire. Le mot même « darbe », coup d’État en turc, a un poids énorme dans la mémoire collective turque. La nuit de la tentative du coup d’État, j’étais à Belfast et ma mère m’a appelée en pleurs.

La situation en ce moment est catastrophique en Turquie, mais c’est important de comprendre que ce que fait Erdoğan, il peut le faire car il s’appuie sur un système législatif qui le lui permet. Et ce système n’est pas nouveau. C’est important de comprendre que lorsque j’ai collaboré à Europalia Turkey, j’étais déjà dans le questionnement, mais je l’ai fait car je travaillais pour Europalia, pas pour le ministère turc. Je suis dans une position extrêmement privilégiée, je suis citoyenne belge et turque, je vis à Amsterdam, je travaille à travers l’Europe, notamment avec des organisations comme le Free Word Centre ou encore English PEN, afin de soulever les questions autour de la liberté d’expression et des droits humains en Turquie. Donc, non, jamais je ne dirai non à une opportunité de collaborer avec un partenaire européen afin de présenter des voix venant de Turquie. Même si j’en ai perdu le sommeil, j’ai même un moment pensé que tout ce travail de médiation ne servait à rien car je faisais face au pouvoir, et ce pouvoir n’en a rien à faire de toi. Et d’un autre côté, tu as des gens qui te critiquent et t’accusent de donner une plateforme à un régime autoritaire. C’est tellement facile de pointer du doigt sans savoir comment les mécanismes de censure et d’intimidation fonctionnent. Tu sais, avant d’accepter le rôle au sein d’Europalia Turkey, j’ai parlé avec de nombreux auteurs et artistes que je connais bien en Turquie. Tous m’ont dit la même chose : même si je ne réussis à faire passer qu’un seul auteur ou projet, c’était mieux que rien. Et je crois, malgré toutes les difficultés, qu’on a réussi à faire quelque chose de bien et à créer un espace de dialogue.

Par contre, et cela j’y pense depuis des années, je pense qu’il faut revoir nos modèles de coopération dans le secteur culturel. Est-ce que les focus nationaux sont vraiment la meilleure façon de présenter les arts et la culture de pays divers ? Je pense que nous devons nous éloigner de ce modèle-là et trouver des financements ailleurs que dans les représentations officielles des pays, et pas uniquement des pays non démocratiques, les autres aussi offrent une certaine perspective de leur pays. Plus facile à dire qu’à faire, bien entendu. Mais je sais que beaucoup d’acteurs culturels que je connais réfléchissent à ces questions importantes.

Quoi qu’il arrive, il ne faut jamais fermer la porte au dialogue. C’est justement dans ces moments-ci, les plus difficiles pour beaucoup d’artistes, d’intellectuels, d’auteurs en Turquie qu’il faut leur tendre la main et l’oreille. C’est beaucoup plus facile de dire : « Oh, je ne veux pas travailler sur ce projet car leur gouvernement est autoritaire et fasciste. » De nombreux artistes se battent chaque jour contre les injustices de leur gouvernement. Pour nous, bien installés dans une démocratie qui, malgré beaucoup de défauts aussi, tient la route, c’est presque un devoir de garder la porte ouverte. En tous cas, j’en ai fait ma mission personnelle, c’est la façon dont je vois mon rôle, et j’utiliserai ce privilège jusqu’au bout car ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de ceux que j’aime. Et je l’aime ma Turquie natale et le bon nombre de belles personnes qui y vivent. Et tu sais, je crois au pouvoir de la culture et des arts pour créer des sociétés meilleures, plus ouvertes, plus démocratiques, et donc je ne dirai jamais non à un projet qui invite les gens à explorer leur imaginaire à travers les arts et la culture.

Peux-tu nous dire très concrètement les dangers auxquels sont confrontés aujourd’hui les écrivains et les artistes turcs ?

Ce ne sont pas que les artistes, les académiciens, les écrivains ou les journalistes, ce sont aussi les avocats, les activistes et tous les citoyens qui risquent de se faire arrêter et de se retrouver en prison pour avoir exprimé une opinion qui va à l’encontre du gouvernement. La purge actuelle est ignoble, c’est une vraie chasse aux sorcières. Le moindre lien avec le mouvement de Fethullah Gülen, et tu peux te faire questionner, enfermer, virer de ton travail. C’est ce qui se passe en ce moment. Aux yeux de l’État, tu deviens un putschiste. Mais ce n’est pas le seul problème. En Turquie, tu peux te faire arrêter et faire paraître en justice si tu es accusé de « soutenir un coup », « soutenir le terrorisme » ou « être membre d’une organisation criminelle ». C’est donc très vague et cela permet d’enfermer un tas de gens que le gouvernement veut faire taire. C’est le cas récemment de l’écrivaine Aslı Erdoğan et de la linguiste, traductrice et écrivaine Necmiye Alpay, ou encore des plus de deux mille « Académiciens pour la paix » qui avaient signé en janvier 2016 une pétition contre les violences dans la région kurde de Turquie. C’est un crime même de se montrer en défenseur des droits des Kurdes, tu es tout de suite soupçonné de soutien au terrorisme. C’est ce qui est arrivé à Aslı Erdoğan et Necmiye Alpay, toutes les deux membres du Conseil de publication au quotidien pro-kurde Özgür Gündem où une descente de police a eu lieu le 16 aout. Un tribunal avait ordonné la fermeture provisoire du journal accusé de « faire l’apologie du terrorisme ». L’appel d’Aslı Erdoğan vient d’être refusé, elle est enfermée depuis la nuit du 16 août et est retenue dans des conditions déplorables. J’ai fait une recherche sur Twitter avec ces deux noms et les réactions m’ont fait terriblement peur. Si d’un côté, tu as un nombre de gens qui soutiennent la liberté d’expression et des droits humains, tu en as aussi qui vomissent leur haine sur les gens comme ces deux femmes emprisonnées. Un discours sensé, un débat nuancé est impossible dans une société si polarisée. Tu es obligé de choisir un camp. Si tu es pour la paix et les droits pour tous, en ce moment, c’est le camp qui a le moins de pouvoir. Et la haine qui ressort de certains discours est déplorable et très très effrayante. Une récente purge de masse a eu lieu la nuit du 1 er septembre suite à un décret du cabinet dans le contexte de l’état d’urgence. Plus de quarante et un signataires de la pétition « Académiciens pour la paix » sont accusés de « soutenir le terrorisme » et ont été bannis du service public avec plus de quarante mille autres employés du service public. Il est aussi important de rappeler que bon nombre des signataires avaient déjà été placés sous enquête administrative. L’autre jour, je publiais une vidéo que j’avais tournée à Belfast sur YouTube. J’avais filmé les nombreuses peintures murales de la ville, dont celles du fameux mur international où tu peux voir de nombreuses illustrations des conflits actuels à travers le monde. Une des fresques présente Abdullah Öçalan, le leader emprisonné du PKK. Je l’avais filmée en détail et voulais l’ajouter à ma vidéo, mais même avec ce simple geste de documentation, je pourrais me faire accuser de propagande terroriste. Donc, ça peut être aussi simple que cela. Finalement, j’ai fait en sorte qu’on puisse voir la fresque de loin, parmi les autres. Les auteurs que je traduis, les messages que je publie sur les médias sociaux pourraient sans doute me mettre sur une de leurs listes. Et peut-être qu’ils s’en fichent aussi de ce que je peux raconter car je n’ai pas d’influence médiatique assez importante. C’est tellement subjectif et c’est pour cela que ça peut vraiment faire peur. Et je comprends les auteurs et les artistes qui font attention à ce qu’ils disent et publient. Ils doivent pouvoir continuer à vivre en liberté, et surtout à rester en vie — car cela aussi c’est un risque : combien de journalistes se sont fait assassiner !

J’aimerais te traduire un paragraphe d’un article que la poétesse, écrivaine et chroniqueuse Karin Karakasli vient de publier en turc , et qui je pense résume bien les sentiments actuels :

Nos vies sont de plus en plus considérées comme matière première pour des « opérations de perception » 1 . Chaque jour, chaque instant, nous sommes broyés sous la levure du mensonge, nous sommes broyés sous la roue de la manipulation. Et pour quelle raison : si nous avons préféré de ne pas vivre le nez hors des affaires qui concernent notre société et notre temps et si, en outre, nous sommes prêts à lutter pour la paix, depuis longtemps nos vies quotidiennes sont devenues une lutte politique, une question même de vie et de mort.

En novembre dernier, tu nous disais, à propos de la richesse de la programmation du festival, que « le pire serait d’attribuer à un auteur la voix de la Turquie ». Ne crains-tu pas que l’emprisonnement de plusieurs écrivain(e)s relève à terme d’une stratégie du pouvoir en place pour justement réduire la Turquie à une pensée unique ?

C’est ce que veut l’État, bien entendu. Et pas uniquement au niveau des arts et de la culture. Toute opposition a été complètement effacée. Le gouvernement contrôle tous les niveaux de la société : des entreprises aux médias… et tout est lié. Il ne faut pas oublier que le gouvernement peut créer comme il peut détruire les entreprises (par exemple : une entreprise qui ose aller à l’encontre du discours actuel reçoit soudainement une visite de l’office des impôts avec au final des millions à payer à l’État – c’est arrivé au groupe Doğan il y a quelques années). Si tu ne comprends pas cette prise de pouvoir systémique de toutes les institutions du pays, tu ne peux pas comprendre ce qui se passe en Turquie.

Mais moi, je ne parlais pas de ce qui se fait en Turquie mais de ce qu’on filtre lorsqu’on « importe » la culture d’autres pays. Je suis tombée sur cette photo d’un lecteur d’Elif Şafak (elle l’a retweetée sur son compte), montrant « une libraire de Bruxelles ». Cette image en dit long. C’est ce manque de diversité qui me pose problème. Les lecteurs visitant cette librairie, s’ils n’ont jamais entendu parler de la Turquie, vont la découvrir à travers ces deux auteurs. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Imagine qu’on ne lise que Paulo Coelho ou Isabelle Allende pour découvrir le Brésil et le Chili. C’est valable pour toutes les disciplines artistiques. Il faut créer des espaces de diffusion pour les arts et les littératures de pays que nous connaissons moins afin d’avoir accès à des imaginaires, à des émotions, à des opinions et des expériences diversifiées. Tu vas me dire que dans ce cas, il faudrait aussi publier des auteurs pro-AKP. Pourquoi pas, mais ce n’est pas moi qui les traduirai, c’est certain.

Il semble que les Turcs installés dans l’Union européenne soutiennent massivement Erdoğan, malgré les vagues d’arrestations et l’attaque frontale envers les milieux journalistiques et culturels, entre autres. Serait-ce un symptôme de l’échec du modèle européen dont les valeurs n’auraient pas convaincu ces citoyens-là, ou est-ce avant tout l’expression de la puissance du lien qui les lie à la Turquie ?

Je ne suis ni politologue ni sociologue, ce genre d’analyse doit s’appuyer sur des faits, des chiffres, ainsi que sur une recherche de terrain. Je peux te raconter une anecdote personnelle. Lors des élections législatives turques de 2015, je suis allée voter à La Haye (car je vis aux Pays-Bas). Le bureau de vote était installé dans une immense salle omnisports, des familles entières arrivaient en bus (transport organisé par le parti, c’est ce qui se fait aussi en Turquie, l’AKP est extrêmement bien organisé). Il y avait des stands de nourriture – döner kebabs, sandwiches et autres snacks, les gens prenaient des selfies et se photographiaient avant d’aller déposer leur vote dans les urnes. J’ai éprouvé des émotions très contradictoires. D’un côté, je trouvais extraordinaire que ces gens transforment ce geste démocratique en un instant de joie et de divertissement, mais c’est cette même transformation qui m’a effrayée et m’a forcée à faire face à moi-même et à qui je suis. Je ne suis pas du tout membre de cette communauté-là et je ne l’ai jamais été. Même lorsque je vivais à Bruxelles, où j’ai grandi, je n’ai jamais fait partie de la « communauté turque », un terme qui m’a toujours semblé étrange, comme si tous les Turcs étaient semblables. Et je me sentais encore plus loin des diplomates et autres expats de Turquie qui se sont souvent crus meilleurs que les immigrés « qui vivent encore comme dans leur village ». Ces discours élitistes me donnaient la chair de poule ! Moi, je suis fille d’immigré, mon père était immigré d’Allemagne avant de venir en Belgique, mes arrières-grands-parents avaient immigré des Balkans vers la Turquie. Ces mouvements constants dans ma famille ont sans doute fait que je ne me suis jamais sentie enracinée dans un seul lieu ou une seule communauté. D’où ma difficulté aussi à répondre à ta question.

Là où je me retrouve, c’est dans la littérature, dans l’imaginaire, dans la création. C’est pour cela que je fais ce que je fais et que je ne me permets pas de t’expliquer pourquoi les Européens de Turquie votent en masse pour Erdoğan. Je crois sincèrement que dans de nombreux pays européens, ils sont encore considérés comme des citoyens de seconde zone, mais ce n’est pas une justification (c’est comme lorsque l’on dit que la radicalisation est due à un échec de l’immigration, c’est trop simple et pas assez nuancé). Il y a de nombreux Européens originaires de Turquie qui ont réussis dans la politique, les arts, le commerce… Ceux-là aussi parfois votent pour l’AKP. Je crois que les médias jouent un rôle important aussi, il faut savoir que nombre de ces citoyens européens suivent les médias (et beaucoup la télévision) en turc. Et les médias turcs sont une vraie machine de propagande. Ils se retrouvent aussi sans doute dans les valeurs que l’AKP leur présente. Mais alors quoi, je n’ai pas de valeurs ? Ma grand-mère qui prie cinq fois par jour non plus ? Je refuse de lier ce choix uniquement aux valeurs. Nous faisons face à un système néolibéral et populiste, et cela arrange beaucoup de gens qui se sont enrichis en se mettant du côté du pouvoir. Ceux qui souffrent sont toujours les plus vulnérables : les minorités, les plus pauvres et aussi les réfugiés syriens qu’on oublie bien trop souvent.

Quels sont les changements que ces événements opèrent sur ton travail et peut-être aussi sur ta vie privée ?

Je dois faire attention, pas pour moi car, comme je le répète, je suis dans une situation privilégiée, et ne pas aller en Turquie ne me fait aucun mal, ni par rapport à mon travail ni émotionnellement, mais pour les gens avec qui je travaille. Les auteurs que je traduis et dont j’essaie de présenter le travail, tous les acteurs culturels avec lesquels j’échange et je travaille à travers mes projets européens. Je dois toujours faire attention à ne pas les mettre en danger. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de ceux qui sont là-bas. J’ai peur pour beaucoup de gens que j’aime en Turquie, des auteurs, des cinéastes, des artistes, mais aussi des journalistes et des académiciens qui ont du mal à exercer leur travail. J’espère que ma grand-mère n’aura pas besoin de moi dans les mois qui viennent car je ne compte pas mettre un pied en Turquie pendant l’état d’urgence. Et rien ne m’arrêtera de traduire, d’écrire et de faire des projets. Là, je vais me concentrer sur la traduction des travaux d’une sociologue turque, et je veux aussi créer plus d’espaces d’échange entre les lecteurs en dehors de la Turquie et le travail des auteurs que je présente, à travers des ateliers, des publications, des discussions sur les médias sociaux. Il faut garder ce dialogue, il faut qu’on se parle, il faut qu’on partage et surtout qu’on garde de l’empathie. Il y a trop de haine en ce moment dans les discours venant de tous côtés, il ne faut pas se laisser emporter par ces mouvements destructeurs. Il y a de l’espoir. Les gens continuent à créer, à agir pour le mieux dans leurs localités. Je souhaite juste qu’en tant que citoyens européens, nous soyons vigilants face aux méthodes antidémocratiques qui se propagent partout, soi-disant pour nous « protéger ». La liberté nous concerne tous, quelle que soit notre géographie.

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