Europalia Turkey
La saison culturelle Europalia Turkey prend son envol sur Karoo : nous vous proposerons un regard hebdomadaire sur la programmation, à travers toutes les disciplines artistiques, jusqu’à la fin janvier. On débute par une rencontre avec Canan Marasligil, conseillère littérature du festival.
Quelles sont les lignes de force de la programmation d’Europalia Turkey ?
Pour ce qui concerne la littérature, on était parti sur l’idée de présenter des auteurs moins connus, mais aussi avec l’envie de casser les barrières entre les langues et de sortir de l’orientalisme : bref, sortir des clichés sur la Turquie, même si c’est souvent ce qui plaît en Occident. À l’image de ce qui se passe autour de nous avec la
Spectacular Translation Machine
, il faut offrir aux gens l’opportunité de ne plus avoir peur d’une langue étrangère. Il y a tellement de Turcs à Bruxelles, ce n’est donc pas une langue étrangère à Bruxelles.
Sur la littérature proprement dite, il y a bien évidemment une volonté d’accueillir des auteurs contemporains, sans qu’il y ait eu une recherche de thèmes tels que la femme, l’islam ou d’autres clichés. Plutôt, il s’agissait d’entendre de nouvelle voix, et il y en a tant aujourd’hui en Turquie. C’est un pays tellement complexe. Malheureusement, beaucoup d’auteurs que j’avais choisis n’ont pas été retenus par le ministère. On avait rêvé pas mal de choses, de présenter cette diversité de voix en littérature contemporaine, des auteurs très jeunes et très politisés. Mais on a réussi tout de même à amener des auteurs formidables comme
Mario Levi
,
Ahmet Ümit
ou encore
Hakan Günday
. Sans oublier
Ece Temelkuran
qui sera en résidence à Passa Porta de la mi-novembre à la mi-décembre.
Pourtant, ces auteurs ne sont pas tendres avec leur pays…
Oui, c’est ça qui est étonnant : on ne peut jamais prévoir ce qui va passer ou pas. C’est très subjectif et ça dépend parfois de la personne qui traite le dossier. Il ne semble pas y avoir vraiment de logique. Cela dit, c’est le ministère de la Culture en Turquie qui finance cette opération et, pour ce qui concerne la littérature, ça reflète bien leur pouvoir établi sur le microcosme littéraire turc. Prenons l’exemple des aides à la traduction : ils décident au cas par cas et il faut s’y plier. C’est frustrant et c’est pourquoi j’ai envie de pousser les auteurs présents à l’occasion d’Europalia à parler de cette situation. Qu’ils expliquent pourquoi ils ne peuvent pas se permettre, eux, de ne parler que de littérature. Ils ont tous une partie d’eux-mêmes sacrifiée à la situation politique en Turquie parce qu’ils y sont confrontés dans leur pratique littéraire.
La Turquie suscite même une forme de crainte en ce moment aux yeux de beaucoup d’Européens…
Je ne pense pas que nous devions avions peur, nous à l’extérieur, parce que nous ne risquons rien. J’ai la nationalité belge, je ne risque rien et donc je n’ai pas peur. Lorsque je traduis des auteurs « difficiles », je n’ai pas peur. Alors je ne vois pas pourquoi nous, en tant que citoyens européens, on devrait avoir peur : on ne risque absolument rien. On ne risque pas non plus que les citoyens turcs, ici, se transforment en une vague islamiste et « prennent nos villes ». Ces peurs-là, je les trouve débiles car elles sont le fruit d’une ignorance de l’autre – et qu’elles rappellent trop d’autres pages sombres de l’Histoire.
Par contre, on doit se sentir responsable de ce qui se passe dans un pays comme la Turquie. C’est quand même un pays candidat à l’Union européenne, qui est aussi un lieu où beaucoup d’Européens vont en vacances, et dont beaucoup de citoyens vivent dans nos villes en Europe. Il faut donc, à l’évidence, en connaître la culture, à l’instar d’un pays comme l’Ukraine par exemple. Et la littérature est à ce titre un moyen extraordinaire d’ouvrir des portes.
Les auteurs invités ont des idées très différentes, mais ils ont en commun de vouloir une vraie démocratie : pouvoir écrire ce qu’ils veulent sans aller en prison, sans non plus se faire lyncher sur internet pour leurs idées. Nous, en tant que citoyens européens, devons les aider à pouvoir le faire. Lorsqu’on les invite, ce n’est pas pour alimenter des discours contre l’islam ou le pouvoir en place, c’est justement pour les aider à s’exprimer sur ce qui se passe en Turquie et à mieux le comprendre. Alors ce dialogue pourrait déboucher, rêvons un peu, sur des changements politiques. C’est une goutte d’eau dans l’océan, bien sûr, mais si l’on multiplie les lieux de rencontre, on arrivera peut-être quelque part. C’est l’espoir que je partage avec de nombreux auteurs, dont ceux qui n’ont pas pu faire partie de cette programmation – et qu’il ne s’agit pas de présenter comme des auteurs opprimés, ne tombons pas dans cet exotisme-là. Le pire serait d’attribuer à un auteur la « voix de la Turquie ».
Peut-on malgré tout distinguer des courants ou des écoles littéraires dans la littérature turque contemporaine ?
Comme je le disais, il y a surtout des voix individuelles. Des écrivains qui ont un imaginaire très fort et qui l’utilisent pour réfléchir, pas seulement à la politique mais à l’ensemble des questions qui agitent la société. Donc c’est vrai que la situation fait qu’une bonne partie de la littérature se nourrit de la réalité.
Mais il y a également un mouvement, que je connais personnellement moins bien, qui est la littérature islamique. Beaucoup de ses auteurs écrivent pour les médias pro-gouvernementaux. J’avoue que ça, personnellement, me fait plus peur : je travaille dans cette langue, j’ai de la famille qui réside en Turquie…
La Turquie est-elle un pays de lecteurs ?
Je n’ai pas de chiffres exacts, mais il y a un manque de bibliothèques et les librairies ferment, souvent pour des raisons économiques (ce ne sont pas les commerces les plus rentables). Ce n’est donc pas lié aux livres uniquement. Le taux de lecture change énormément selon les segments de la population aussi. Les bons journaux ont des suppléments littéraires, un auteur comme Ahmet Ümit a vendu jusqu’à aujourd’hui 8 million de livres dont 5 millions sont piratés (il y a malheureusement un marché important du livre piraté). Mais il ne faut pas oublier que la Turquie compte plus de 70 millions d’habitants, et c’est pour cela que je ne dirais pas que nous sommes une nation de grands lecteurs.
Il y a par ailleurs une très belle tradition de traduction en Turquie. Il y a d’excellents éditeurs, de nombreux traducteurs, mais certains romans sont censurés – je pense récemment à la traduction en turc de
Snuff
de Chuck Palahniuk ou à la traduction de
The Soft Machine
de William Burroughs, deux œuvres pour lesquelles
les maisons d’éditions ont été accusées d’obscénité
.
Mais il y a des gens qui se battent en Turquie, jour après jour, pour que vive la littérature, ce qui traduit aussi un certain dynamisme. On a donc le devoir d’en rendre compte et de ne pas baisser les bras face à la situation. Europalia est donc un espace pour ce faire.
Quels sont tes coups de cœur de cette saison culturelle ?
Je suis trop partie prenante pour donner un avis sur les activités organisées autour de la littérature. Je parlerais plutôt des expos, et notamment
Mystic Transport
de Gülsün Karamustafa et Koen Theys à la Centrale. Ce qui est intéressant avec les expos, ce que ça peut être un point de départ. Que ce soit Imagine Istanbul, Anatolia ou Mystic Transport, elles ouvrent une porte vers les différentes cultures que compte la Turquie, ainsi que vers son histoire. Je commencerais plutôt par là que par un livre précis. Et puis, aller lire les auteurs qui ne sont pas invités : ils sont là, ils existent !