critique &
création culturelle
22H de Natan Valmy
Parhélie autour d’Ago, soleil noir

Natan Valmy a publié son premier roman en mars dernier, 22H , dans une toute nouvelle collection chez Gallimard. Un texte aussi audacieux que sa collection, un roman dense et cru.

Clément Ribes dirige une nouvelle collection chez Gallimard depuis un peu moins d’un an,
« Scribes », qui ambitionne, je cite l’intéressé :

Dix livres par an : littératures française & étrangère, roman & non-fiction avec toujours le même souci : des voix fortes et originales .

22H est l’un deux, le quatrième.

Le texte tourne autour de quatre hommes ; trois d’entre eux ont connu Ago comme amant, un jeune homme sulfureux, propre à exciter la passion délirante, le mystère, voire la soumission totale, tant intellectuelle que sexuelle.

Le pari est tenu : le roman est aussi brillant qu’insaisissable. Assez vite, tous les repères habituels sont jetés aux orties pour coller au pari audacieux du texte : un portrait dans toutes ses dimensions.

Ago est un homme découpé par sa propre vie chaotique autant que par les regards portés sur lui, à l’instant où on les porte, et à l’instant où on s’en souvient, des années après ; par son mythe qu’il contribue à bâtir autant que par d’autres qui l’entretiennent et le bâtissent avec lui, de son vivant, et ensuite après sa mort.. En d’autres termes, c’est bien un portait dans toutes les directions que l’on a entre les mains, toutes celles du temps, toutes celles de l’espace, et même, toutes celles du langage.

Le passé, incarné par Monsieur V., un amant d’Ago bien plus âgé que lui. Monsieur V. est autant un père plein de perversité qu’un homme riche face à l’inanité de l’argent, qui ne le sauvera pas de la maladie ni de la mort. Une sorte de figure tutélaire qui donne un héritage physique, sexuel et spirituel à Ago.

Flint, c’est l’amant déçu, la quasi-normalité avant la trahison et la violence.

Proust, c’est l’enquêteur, celui qui veut percer le mystère d’Ago après sa mort.

D’autres personnages apparaissent, dressent des miroirs contre lesquels Ago se cogne.

Il est difficile de rendre le mouvement permanent du texte, tendu par une sexualité violente, brute, crue, des corps refusés à toute poésie. Cette poésie, elle est ailleurs, dans les exagérations, les titres et les surnoms théâtraux des personnages, les onomatopées, la mise en page du texte, les jeux typographiques, ou bien les dialogues sortis d’une variante folle de Jacques le Fataliste ou de Tristram Shandy . On regrette cependant une trop grande densité générale. Il y avait de la matière pour beaucoup plus, un jeu du portrait plus assumé, plus vertigineux, plus installé.

Les personnages prennent la parole et la perdent, s’écoutent, se refusent à se répondre, ont des surnoms (pas un seul n’a un nom lambda ou entier). Bref, ils se cachent, portent des masques, en jouent, trahissent et se trahissent ; la magie du portrait commence par là, on se fout de nous dès la première page : Ago, porteurs de mille titres ronflants lui aussi, ne sera jamais résolu, ni par Proust, son ancien amant, ni par le lecteur, embarqué dans une virée onirique, aussi trash que kitsch.

Pareil pour les motifs musicaux ou visuels, voire olfactifs, qui parsèment le texte, entre mélancolie, pièces d’or et odeur de merde : ces guides s’entrechoquent, discutent, mais ne nous amènent pas à un éventuel secret bien caché, éventuelle récompense de fin. Et c’est encore un joli tour de maître, une double joie : celle d’enfin proposer une frustration qui fait sens à tous points de vue, et de l’assumer jusqu’au bout de sa logique.

Une vraie déception , au sens littéraire : dans la vie réelle comme ici, impossible de saisir une personne, de la comprendre tout à fait, de la résoudre, même en l’ayant connue de près et de l’intérieur (l’importance de la sodomie dans le texte est à comprendre comme ça, une illusion d’intimité révélatrice, explicitée dans le texte même via l’image de l’ampoule/poire à lavements), même en interrogeant tous ses proches, et même avec l’ambition d’une langue qui bondit dans tous les sens. Cette impossibilité, le texte en fait son rêve, son fil, sa volonté, sa perversité, un jeu ; Ago pourrait être Lol de Marguerite Duras, dans le Ravissement de Lol V. Stein , une variante brutale et plus amère :

Ce fût là ma première découverte à son propos : ne rien savoir de Lol était la connaître déjà.

Même rédacteur·ice :

22H

Valmy Nathan

Collection Scribes

Littérature française

Gallimard, 208p.