critique &
création culturelle

En aveugle de Eugene Marten

Ou les clés d’un destin nébuleux

Aussi prenant qu’intrigant, En aveugle de Eugene Marten rompt avec les codes stylistiques traditionnels du récit pour l’ancrer dans une réalité bien particulière, au cœur du monde des clés et de la serrurerie. Il s’agira de s’accrocher pour s’habituer au jargon technique foisonnant et à la trame narrative quelque peu complexe.

Tout juste sorti de prison, le personnage principal, narrateur du récit, cherche à se refaire une place dans la société états-unienne contemporaine. Pour ce faire, il est contraint de dénicher un logement tout juste salubre et d’accepter un boulot d’apprenti auprès d’Ibrahim, serrurier d’origine syrienne. Peu à peu s’entremêlent au fil du récit des éléments provenant du passé obscur du narrateur et les événements de son quotidien à la serrurerie. Cet entrelac narratif confus est renforcé par le style d’écriture adopté par Eugene Marten, qui n’hésite pas à faire apparaître des personnages sans préciser leur identité ni leur relation au personnage principal. En outre, le ou la lecteur·ice se retrouve régulièrement confronté·e à des coq-à-l’âne, au risque de perdre plus d’une fois le fil du récit.

Au-delà de ces choix stylistiques prompts à semer la confusion, En aveugle est une description poignante et immersive d’une réalité humaine située au plus bas de l’échelle sociale états-unienne, à travers les yeux d’un homme lui-même rudement éprouvé par la vie. Tout au long du roman, le personnage principal nous fait découvrir son apprentissage laborieux du métier de serrurier et tout le microcosme qui gravite autour de son lieu de travail, mais nous emmène également dans divers retours en arrière pour évoquer des éléments obscurs de son passé. Entre meurtres, tromperies et coup bas, le récit est agrémenté çà et là de son lot d’épisodes dramatiques qui contribuent à mettre en lumière le contexte socioculturel extrêmement défavorisé dans lequel se joue l’intrigue. C’est renforcé par le langage rudimentaire et grammaticalement bancal dans lequel s’expriment Yusuf et Ibrahim, les deux frères serruriers. Toutefois, les termes techniques liés aux clés et aux serrures jaillissent à foison dans leur bouche ou dans celle du narrateur, créant parfois un contraste lexical inattendu.

« Ça a un cou. Un dos. Un anneau et une tige. Une butée. Il y a trois dimensions : hauteur, espacement, profil. Prends-en une et tourne-la vers toi de sorte à avoir son extrémité pointée pile sur toi. C’est ça, le profil. Je l’ai appris le premier jour. Grâce à Yusuf. La machine est équipée d’un moteur et d’une lame. La lame est en forme de petite roue. Le chariot bouge de haut en bas, de part et d’autre. Deux étaux y sont fixés, de sorte que bouger l’un revient à bouger l’autre pareillement. [...] On met l’ébauche dans un étau, l’originale dans l’autre. Bouger le chariot revient à démarrer la fraise. Pousser l’originale tout contre le système de guidage, le faire passer sur les encoches – ce qui revient à bouger l’ébauche exactement de la même manière. Tu restais de l’autre côté du comptoir sans rien voir. On reconnaît le bruit que ça fait. Deux gestes rapides suffisaient à Yusuf, gauche-droite, droite-gauche, à peine un regard, ou alors posé sur moi. D’autant que je pouvais en juger, c’étaient de parfaites copies. “À cent procent”, a-t-il dit. »

Quant au titre, En aveugle, quelque peu énigmatique, on peut en faire une double lecture. Il renvoie d’une part au métier de serrurier, puisque le personnage doit apprendre à effectuer certains gestes techniques au toucher et à l’intuition, en aveugle, donc.

« “Au magasin, moi j’ai pas le temps pour te montrer. Sur terrain, je te montre tout ce que je peux, y a que comme ça.” Il m’a passé la clé. “Vas-y. En aveugle, t’en fais une.” »

Par ailleurs, ce titre symbolise également pour moi la manière dont le·la lecteur·ice est amené·e à progresser dans le récit, avec très peu d’éléments pour relier entre eux les différents épisodes relatés, entourés d’un épais brouillard chronologique et contextuel. D’une certaine manière, c’est aussi en aveugle que le personnage principal fait son chemin dans la vie, sans projet bien établi et sans horizon précis en ligne de mire.

En aveugle est donc un condensé de complexité, qui s’exprime aussi bien à travers la trame narrative saccadée que dans le recours à un jargon professionnel très spécifique, tout en s’inscrivant dans un tissu social témoin d’une grande précarité. Pour en apprécier la lecture, il faut accepter de se sentir régulièrement perdu·e dans la chronologie des événements relatés et de ne pas toujours réussir à suivre ce dont parle le narrateur à chaque paragraphe, ce qui pourra en frustrer plus d’un·e.

En aveugle

Eugene Marten

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe

Quidam, 2024

304 pages