critique &
création culturelle

Monster d'Hirokazu Kore-eda

Monstueusement innocents

Entre prix du meilleur scénario et Queer Palm, le cœur de Monster n’a pas balancé : il a choisi les deux. Dernier long-métrage du réalisateur Hirokazu Kore-eda et du scénariste Yûji Sakamoto, cette ode à l’enfance, à l’innocence et à la singularité s’est imposée à Cannes comme dans tous les esprits que ces sujets bouleversent.

Je lis l’enfance et il m’arrive de la regarder également. Impossible donc de passer à côté de ce dernier film de Kore-eda dont la thématique est pour le moins familière, pour le mieux récurrente. Avec Monster, le réalisateur explore de nouveaux sentiers empreints d’une justesse monstrueuse (il fallait la faire, me voilà maintenant plus légère). Un jeune adolescent (Minato) et sa mère (Siao) vivent seuls dans un appartement d’une petite ville japonaise depuis la mort du père. Siao s’interroge sur plusieurs comportements de son fils qu’elle trouve inquiétants. Elle décide de confronter la directrice d’école de Minato, persuadée qu’il subit du harcèlement de la part de son professeur principal. Persuadés, on l’est aussi et on le sera à chaque nouvelle hypothèse amenée par l’un des trois personnages principaux, dont les points de vue alternent . Grâce à la puissance du scénario signé Yûji Sakamoto, Monster nous emmène en balade à travers les réalités et nous invite à mettre en doute nos certitudes.

Le film est divisé en trois parties. Inspiré de la narration du célèbre Rashomon de Kurosawa sorti en 1950, Monster fait avancer le spectateur au rythme des visions et des interprétations de trois personnages. D’abord celles de Siao, la maman, ensuite celles de M. Hori, le professeur, et enfin celles de Minato. L’objectif semble simple et tout tracé : découvrir le (ou les) coupable(s) et les raisons du mal-être du jeune Minato. Au fur et à mesure des différents points de vue, les pistes s’éclaircissent mais se multiplient. On se rend alors compte qu’il n’y a sans doute pas qu’un seul coupable et que la réalité est, comme souvent, bien plus complexe. Un plan à la fin du film décrit parfaitement le sentiment ressenti par le spectateur. La caméra est placée à l’intérieur d’un bus désaffecté, nous montrant le point de vue de Minato. Une tempête a lieu dans toute la ville. La pluie et la boue recouvrent les vitres du bus, nous sommes donc dans le noir. On aperçoit les mains de la maman et du professeur de Minato qui essayent de dégager la boue afin de voir si l’enfant se trouve à l’intérieur. La pluie est intense et on alterne donc entre percée de clarté et retour dans l’obscurité avec la saleté qui s’étend. Merveilleuse métaphore des vérités que nous pensons détenir au fur et à mesure mais qui finissent par être réfutées par un nouveau point de vue. Lors de cette traversée dans le brouillard du « à qui la faute ? », le « pourquoi », lui, se dessine et apparaît nettement. La relation qui nous est présentée dans un premier temps comme une simple amitié entre Minato et son camarade de classe Yori va se révéler plus forte. Source du harcèlement scolaire, la thématique de l’homosexualité est suggérée avec beaucoup de pudeur de la part de Kore-eda.

Une pudeur que l’on retrouve d’ailleurs dans l’ensemble du long-métrage et qui sert le récit. Pour autant, le réalisateur ne craint pas de traiter la thématique queer : il l’inclut et en profite pour critiquer la société et le système de pensée japonais. En marge de ces derniers, Siao, Hori, Minato et Yori sont tous les quatre perçus comme déviants par ceux avec qui ils évoluent quotidiennement. Siao élève son fils seule depuis la mort du père, ce qui lui vaut de nombreuses remarques désobligeantes, mettant en exergue un soi-disant besoin de surprotection de son enfant. Elle s’insurge à de nombreuses reprises face au silence et aux tentatives qui visent à étouffer le harcèlement dont Minato est victime. Un silence en grande partie entretenu par la directrice de l’école que l’on peut considérer comme une figure représentative du système de pensée japonais. Elle oblige notamment M. Hori à présenter ses excuses et à s’adresser en tant que coupable devant les parents des élèves afin de clore le scandale et de cacher une réalité qui entacherait la réputation de l’établissement. On retient un plan emblématique du film dans lequel la directrice invite Minato à souffler dans un trombone. L’intention pourrait être perçue comme louable, instaurant une proximité entre un élève troublé et un adulte qui l’aide à s’exprimer. En réalité, l’instrument est utilisé pour étouffer le cri d’un enfant qui souffre.

Minato et Yori sont quant à eux les premières victimes de la société dans laquelle ils évoluent. En plus du harcèlement qu’ils subissent tous les deux de la part des autres élèves, il y a celui qu’ils subissent de la part des adultes. Le père de Yori, ayant décelé une certaine singularité chez son enfant, lui invente qu’il a un cerveau de porc et qu’il faut impérativement qu’il guérisse de cette maladie. L’enfant se confie à son camarade de classe qui pense dès lors être atteint de la même malédiction. Les acteurs réussissent à faire passer énormément d’émotions dans les silences. Dans Monster, on ne dialogue pas énormément mais chaque regard, chaque geste est porteur de sens grâce à une interprétation juste et tout en finesse.

Ce n’est que lorsqul’on arrive à la dernière partie du film, quand on met les lunettes de Minato et qu’on voit le monde sous le prisme de l’enfance et de l’innocence qu’on retrouve peu à peu le sourire. Jusque là, les images qui nous étaient présentées étaient assez sombres, au sens propre comme au figuré. Les plans aux couleurs bleutées laissent place à des couleurs chaudes, plus joyeuses. Kore-eda et Sakamoto décident de nous dévoiler dans ce dernier acte les vérités qu’on cherchait à percer depuis le début. Face à ce rejet qu’ils subissent, les deux enfants parviennent à créer un monde, un espace où ils se sentent heureux et en sécurité. Ils décorent un bus désaffecté dans la campagne qui borde la ville dans laquelle ils habitent et cette petite cabane devient leur lieu de retrouvailles.

C’est d’ailleurs dans ce bus que leur relation va évoluer et qu’ils vont vivre leurs premières expériences. La beauté de la simplicité et de l’innocence des deux personnages est sublimée par la douceur de la dernière bande son de Ryuichi Sakamoto, décédé en mars dernier. On regrette que ces moments arrivent si tard dans le récit tant ils racontent à merveille la relation qu’on aimerait voir évoluer tout au long du film. Alors, comme Minato et Yori, on conserve ces images précieusement et on les place dans un lieu sûr, à l’abri des monstres.

Et qui est donc le monstre dans Monster ? Impossible de ne pas se poser la question avant, pendant et après le long-métrage. En réalité, ils sont plusieurs. Ils sont tout ce qui entoure les deux enfants. Le monstre c’est la directrice de l’école qui tait une situation dangereuse, les autres enfants qui harcèlent, la maman de Minato qui cherche à trouver un coupable à tout prix mais c’est aussi un système de pensée bien ancré au Japon, la catastrophe climatique qui menace tous les protagonistes à la fin du film et puis le monstre, c’est aussi nous, spectateurs. Trop obnubilés par la recherche d’un coupable, d’un être difforme, d’une entité démoniaque, nous devenons monstres à notre tour. Le titre tristement traduit en français par L’innocence nous enlève la pluridimensionnalité de l’original, mais nous permet de nous focaliser sur la beauté de l’enfance, et d’aller nous coucher sur nos deux oreilles sans avoir peur de se faire attraper les pieds.

Monster

Réalisé par Hirokazu Kore-eda
Écrit par Yûji Sakamoto
Avec Eita Nagayama, Soya Kurokawa, Hinata Hiiragi, Yūko Tanaka
Japon, 2023
126 minutes

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