critique &
création culturelle

À l’eau de Heejin Park

Plongeon à corps perdu

À l’eau nous plonge dans un univers que nous connaissons bien. Souvent redoutée, parfois appréciée, toujours controversée, c’est dans une piscine publique que Heejin Park décide de nous immerger. Entre rapport au corps, vulnérabilité et exploration de soi, cet album jeunesse brasse des thématiques complexes avec légèreté. À glisser sur les bras de tous les petits nageurs et autour du corps des plus grands.

Il y a des images, des sons, des sensations qu’on n’oublie pas. Pieds mouillés qui glissent, portes de vestiaires qui claquent, bonnet en silicone qui tire les cheveux et bras qui tentent de cacher un corps un peu trop visible. Heejin Park a fait remonter à la surface des souvenirs édulc(hl)orés par les années dès les premières pages de son album. Je me suis jetée à l’eau directement, comme quand j’étais enfant, de peur que la réflexion me fasse faire demi-tour.

À l’eau c’est l’histoire d’une grand-mère qui essaye d’éviter une sortie à la piscine avec sa petite fille. Corps fatigué, rouillé, la grand-mère se trouve inadaptée. Traînée par l’engouement de l’enfant, elle se retrouve rapidement au bord de l’eau. Après de nombreuses hésitations, elle se lance et découvre un état et des sensations qu’elle pensait perdus depuis longtemps. La morale semble simple : se lancer malgré les appréhensions pour découvrir et donner vie à de nouveaux horizons. Morale de fond autour de laquelle gravite une thématique importante dont l’interprétation dépend du vécu ainsi que de la sensibilité de chacun : le rapport au corps.

Très sensible à ce sujet, il m’a semblé être l’élément central de l’album. Au début du récit, Heejin Park illustre le corps de la grand-mère comme une masse imposante qui prend tout l’espace. L'environnement est très peu représenté, ce qui accentue le sentiment de lourdeur et d’enfermement.

Ensevelie sous une sorte de grande couverture rouge, la vieille dame essaye tant bien que mal de dissimuler tout ce qu’elle juge honteux. Les couleurs oscillent alors entre des camaïeux de bleus et de grandes masses rouges représentant le mal-être d’un corps qu’on aimerait voir disparaître. Ce n’est que lorsque la grand-mère s’approche du bord de l’eau qu’elle laisse tomber son camouflage écarlate. On comprend alors que c’est le point de départ d’une transition, le changement d’un état d’esprit.

Dans la suite du récit, le bleu devient omniprésent et le rouge est réduit à de petites touches éparses. Le corps est replacé dans son contexte et est même parfois noyé dedans, ce qui prouve le détachement et une certaine acceptation de la protagoniste par rapport à cette enveloppe charnelle. On retient à ce propos le volet central de l’album. Quatre pages qui se déplient et nous laissent découvrir un vaste univers aquatique.

En fin de récit, la petite fille appelle sa grand-mère à revenir à la réalité et à quitter le bassin douillet dans lequel elle n’a pas vu le temps passer. À la sortie de la piscine, plus de masse corporelle difforme ni de couverture qui la dissimule. On observe la renaissance d’un état qu’on ne connaissait pas encore, un état décomplexé.

Heejin Park imagine donc le récit comme une évolution de la pensée du personnage principal. En effet, même si on perçoit quelques dialogues succincts au début et à la fin de À l’eau, ils sont nettement minoritaires et laissent les réflexions de la grand-mère prendre tout l’espace. On suit alors son cheminement intérieur. La honte et le dégoût d’elle-même, la crainte face au monde extérieur, la découverte d’un nouvel univers et le bonheur de se sentir à sa place. Les phrases sont courtes et sans artifices.

« Je peux même m’envoler !

Flap-flap…

Je me transforme en un…

…élégant flamant rose ! »

C’est dans cette simplicité qu’on reconnaît la prouesse de l’autrice. Les messages qu’elle souhaite nous transmettre sont contenus dans les quelques enchaînements de mots présents dans l’album. Chaque terme est judicieusement choisi et tient une place cruciale dans le développement de la pensée et, par extension, de l’histoire.

À l’eau est un album jeunesse qui peut accompagner toute une vie. Une sorte de journal intime universel qui rappelle à chacun sa propre réalité, qui renvoie à des souvenirs et sensations qu’on pensait enfouis au plus profond de nous et qui crée de nouvelles grilles de lecture au fur et à mesure du temps qui passe. Si l’eau a une mémoire, le passage de nos corps y restera gravé à jamais. 

À l’eau

de Heejin Park
Traduction (coréen) de Charlotte Gryson
CotCotCot éditions, 2024
44 pages