critique &
création culturelle
Sœurs sirènes d’Elie Marchand
Se jeter à l’eau avec Agnès et Charlie

Comment aborder la transidentité et le validisme avec les jeunes ? C’est par le théâtre et sa pièce jeunesse Sœurs sirènes qu’Elie Marchand s’attèle à cette tâche, avec la conviction que « tout théâtre est politique ». Cette lecture de texte dramaturgique qui raconte l’histoire à la fois émouvante et légère d’une amitié qui permet à deux jeunes ados de s’affirmer et d’affronter le regard des autres.

Les éditions du remue-ménage, maison canadienne et féministe, pionnière lors de sa création dans les années septante, publie aussi bien des ouvrages de fiction que des essais. Elle propose ici Soeurs sirènes , texte du dramaturge Elie Marchand, co-fondateur de la compagnie de théâtre féministe pour la jeunesse Libre course . Sœurs sirènes se centre sur deux personnages, Agnès et Charli, qui se rencontrent à la piscine. Charli est athlète et s'entraîne pour des compétitions de plongeon. Agnès est dans la partie peu profonde de la piscine, où elle fait de la rééducation. Une date relie les deux adolescents : Agnès a perdu ses jambes lors d’un accident qui s’est déroulé le même jour que celui où Charli a gagné un championnat de plongeon. Ils se connaissent l’un l’autre sans jamais s’être parlés. Un jour, à la sortie de la piscine, Agnès ramasse un objet tombé du sac de Charli pour le lui rendre.

[...]
AGNÈS C’est quoi ton problème le champion ? T’as peur de moi ?

Charli évite le regard d’Agnès.

CHARLI Non, non, je —

AGNÈS C’est pas de ma faute, OK ?

Charli relève doucement la tête, et regarde les jambes d’Agnès.

CHARLI Je connais ton histoire. Je t’ai vue sur la page couverture du journal.

AGNES La même journée que la finale régionale où t’as remporté l’or.

CHARLI Le 6 juillet de l’année passée. Il y avait une photo de toi. Ça disait : « Une fillette perd ses jambes dans un tragique accident de bateau ».

AGNES Le 6 juillet de l’année passée. Il y avait une photo de toi avec ta médaille. Sur la page titre, ça disait : « Charli Gagné remporte l’or. Un athlète à surveiller ». ( Sur un ton de défi ) Maintenant, tu t’entraines pour la compétition nationale junior du mois prochain.

Charli commence à jouer le jeu.

CHARLI Tu fais de la réadaptation depuis un mois dans la piscine chaque mardi et chaque jeudi.

AGNES Si tu gagnes la médaille d’or à la compétition nationale, tu pourras faire les Jeux panaméricains juniors de Mexico à la fin de l’été.

Petit temps. Charli est perplexe.

CHARLI Pourquoi tu m’as jamais parlé avant ?

AGNES Pourquoi tu traines du rouge à lèvres dans ton sac ?
[...]

L’amitié naissante de Charli et Agnès se développe sur dix courtes scènes, tantôt réalistes, tantôt oniriques. Charli va donner des cours de natation à Agnès, et celle-ci aidera Charli à assumer son identité de genre, à devenir Charlie. Les deux jeunes s’entraident, se font le miroir l’un de l’autre : leurs répliques se ressemblent et se répondent, ils échangent sur leurs idoles respectives ‒ Annette Kellerman1 (1886-1975) pour Charli et Sylvia Earle2 (1935-) pour Agnès ‒ qui deviennent elles aussi des miroirs pour les deux protagonistes, des modèles qui les inspirent. Ces deux figures sont des éléments centraux de la pièce, puisque qu’en incarnant ces femmes pionnières dans leurs jeux, Charli et Agnès peuvent se donner de la force et se projeter dans leurs exploits et leur capacité de dépassement. La figure de la sirène fait aussi surface lors de ces jeux, qu’Elie Marchand récupère pour en faire un symbole de force et de courage, loin de sa connotation misogyne dans les mythes antiques.

Le livre est accompagné d’une interview d’Elie Marchand, d’un glossaire et d’une postface signée Maude Lafleur, doctorante à l’UQAM, car le but de la compagnie est aussi d’offrir une médiation, d’aider les enseignant·es à parler du sujet en classe.  Si certain·es en sont toujours à se demander s’il faut aborder ces sujets avec les jeunes, on remarquera que des romans, BD, films, etc. ne les ont pas attendu pour paraître. Je pensais écrire dans cet article qu’une pièce telle que celle-ci, avec les sujets qu’elle aborde, de surcroît pour les jeunes, était probablement une rareté. Mais en réalité, une simple recherche Google permet de remarquer qu’il y a déjà pas mal de publications jeunesse autour de ces thématiques, qu’il y a même des mémoires consacrés spécifiquement à la transidentité dans le théâtre jeunesse. Cela montre deux choses : qu’une rapide recherche google nous évite de dire des bêtises, et que ces publications montrent que notre société évolue et a besoin de représentations plus diverses dans les œuvres culturelles.

À la sortie de la série Heartstopper , qui traite aussi d’une jeunesse marginalisée, de nombreuses personnes queer ont exprimé le regret ne pas avoir eu de telles représentations positives et légères de la communauté LGBT dans leur jeunesse. On peut se réjouir que de plus en plus de livres, de films, de BD élargissent l’horizon des enfants et des adolescents, et offrent un modèle pour ceux qui s’y identifient, qui plus est dans un genre comme le théâtre, qui peut faire passer de fortes émotions lors des représentations.

Même rédacteur·ice :

Sœurs sirènes

Elie Marchand

Éditions du remue-ménage, 2022

95 pages