critique &
création culturelle
The Time of Our Singing
Un opéra, deux visions

Impressions d’une novice et d’une habituée de l’opéra devant The Time of Our Singing , une création du compositeur belge Kris Defoort, au programme de La Monnaie du 14 au 29 septembre 2021.

The Time of Our Singing est l’adaptation lyrique du roman éponyme de Richard Powers, paru en 2003. L’écrivain y raconte l’histoire d’une famille juive afro-américaine, les Strom, confrontée à diverses formes de racisme à travers le XXe siècle. David, le père, juif allemand, a fui l’Europe fasciste et rencontre sa future épouse Delia, afro-américaine, aux États-Unis. Le couple fait tache dans l’Amérique ségrégationniste, et leurs enfants, Jonah, Joey et Ruth, vont appréhender leur métissage et leur identité de différentes manières. Les deux frères deviennent musiciens. Enfin, disons plutôt que Jonah se fait remarquer pour ses talents de chanteur lyrique, et qu’il entraîne son pianiste (ou sa mule, comme il l’appelle) de frère aux quatre coins des États-Unis pendant que leur petite sœur Ruth milite pour les droits des afro-américains. Chacun se construit au fil des tragédies qui bouleversent l’après-guerre en Amérique.

Premières impressions

H : Quel plaisir de revenir dans la salle de La Monnaie, rénovée juste avant la pandémie. Les dorures, le gigantesque lustre, le rouge des fauteuils… On s’y sent bien. Le système de ventilation est bien meilleur, on n’étouffe pas, même à l’avant-dernier balcon, et on se sent en sécurité avec le masque reçu à l’entrée.

L : J’avais toujours eu envie de voir La Monnaie de l’intérieur, et en entrant, on n’est pas déçu. On est trop haut ou trop loin pour voir l’orchestre, malheureusement, mais on est à une belle place pour pas trop cher (petite astuce : les tarifs sont réduits pour les moins de 30 ans). Sur la scène, le décor est minimaliste : un piano droit en bois et une mosaïque de tables formant un U encadrent la scène. On me souffle dans l’oreillette que la programmation et les mises en scène de la Monnaie affichent en général une esthétique résolument contemporaine.

H : Oui, si tu veux voir une mise en scène plus « classique », tu peux toujours aller à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège. C’est un autre style, ça montre différentes facettes d’un même art. Aussi, ce que je trouve impressionnant, c’est de se dire qu’ il y a tellement de corps de métiers et de gens qui se cachent derrière le rideau et qui travaillent d’arrache-pied sur toutes les étapes de la production !

The Time of Our Singing de Kris Defoort

H : Je pense que c’est la première création à laquelle j’assiste, et j’ai été assez surprise du résultat ! Le jazz ne fait pas vraiment partie de mes playlists habituelles, et pourtant mes oreilles ne se sont pas ennuyées un seul instant. C’était épatant d’entendre du saxophone et de la batterie à l’opéra, et j’ai trouvé les passages rappés ou plus soul vraiment adéquats par rapport au personnage de Ruth. Le lien entre la musique et le texte, l’intention, était frappant.

L : C’est une création très adaptée à un public qui, comme moi, n’a jamais été voir un opéra. Le mélange des genres musicaux allège le côté « classique » de l’opéra, et les problématiques très actuelles nous donnent un point de repère.

Par ailleurs, j'aime beaucoup que ces genres musicaux reflètent la manière dont les trois frères et sœurs ont de conjuguer leur identité différemment. Jonah, chanteur lyrique, veut ignorer la question raciale et croire que la musique n’a pas de couleur. Ruth, au contraire, milite et choisit le rap, une musique qui veut dénoncer les inégalités, la misère. Joey, le plus modéré des trois, trouve finalement son univers dans le mélange de la musique classique et des genres populaires. Cette déclinaison de points de vue est, il me semble, caractéristique de certains romans de Richard Powers, qui multipliait déjà les points de vue sur les arbres dans L’Arbre-Monde .

H : Personnellement, je n’ai pas trouvé le décor très parlant, mais j’ai bien aimé l’utilisation d’images projetées et d’enregistrements audio qui contribuaient à l’ambiance tendue de l’argument.

L : Le décor prend entièrement sens durant la représentation. C’est tout d’abord une histoire très forte qui, à mon sens, ne doit pas s’encombrer de fioritures : des vêtements rétro, quelques repères temporels projetés sur un écran suffisent amplement pour situer le contexte. L’actualité récente autour du mouvement Black Lives Matter font le reste. La mosaïque de tables en U évoquée plus haut n’est pas anodine : alors qu’on la pensait monolithique, elle se métamorphose lorsque les personnages déplacent une table pour la scène du repas, la remettent en place, en bougent d’autres pour en faire une scène, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que trois tables se trouvent désolidarisées du reste du U, mais aussi d’elles-mêmes : on ne peut s’empêcher d’y voir les trois héros. La table, c’est l’objet autour duquel on se réunit et on discute, mais aussi autour duquel les débats tournent court. Alors qu’on aurait pu penser que la structure faite de tables soudées traduisait au départ une certaine unité, le monolithe qu’elle forme trahit finalement l’immuabilité d’une société qui ne bouge que si on la dynamite. Et les tables de valser littéralement dans le décor.

H : Wow, bien vu ! C’est là qu’on voit l’intérêt de l’opéra : il y a tellement de niveaux de lecture différents ! Le rapport entre la musique et le texte ou la musique et l’argument, celui entre le texte et la mise en scène… Tous ces éléments interagissent, s’interpellent, se répondent… Comme je fais plus souvent attention à la musique, ton analyse de l’utilisation du décor me montre une autre dimension de cet opéra !

Bilan d’une expérience entre deux stations de train

L : Je me demandais si j’allais être touchée, parce que le fait que le texte soit chanté, c’est comme si on allégeait sa force. Et en même temps, quand on est pleinement dans le chant lyrique, c’est très puissant. Ça fait partie des codes du genre, mais j’ai moins aimé les parties entre le parlé et le chanté, les récitatifs.

H : Moi ce que j’aime à l’opéra, c’est que les émotions et l’intention sont sublimées par la musique. Je trouve que ça rend les questionnements et la violence supportables, alors que le théâtre me met plus souvent mal à l’aise.

L : Les énergies sont différentes. À l’opéra c’est la musique qui procure de l’émotion, le chant prime sur le récit, tandis qu’à mon sens, au théâtre, c’est la proximité avec la scène, la connivence entre le public et les comédiens, et bien sûr le jeu, qui crée l’émotion. À l’opéra on est loin de la scène, mais ça n’a pas d’importance parce que la musique porte loin.

H : Oui, les salles d’opéra accueillent beaucoup de monde, ça augmente la distance par rapport à la scène, puis n’oublions pas que c’était aussi un lieu où être vu ! Par contre, l’idée que le chant prime sur le récit a été l’objet de nombreux débats. Disons que ça dépend des compositeurs : certains pensent que la musique doit servir le texte, et vice versa.

H : C’est vrai que parfois, l’opéra peut sembler un lieu poussiéreux, débordant de traditions qui peuvent faire peur aux non-initiés, on peut penser que la musique classique, c’est chiant, c’est pour les riches, il faut bien s’habiller…

L : J’ai mis des chaussures classes !

H: Moi aussi, je suis venue en jeans mais j’ai mis des paillettes ! Mais pour moi, l’opéra c’est un endroit hors du temps. J’aime l’idée d’aller m’installer dans ces salles et écouter une musique que tant de gens ont entendue avant moi. Puis, comme le dit Claron McFadden (Delia Daley) dans le magazine de La Monnaie : « L’opéra a un côté éminemment formel : on se met sur son trente-et-un, on s’assoit dans un beau fauteuil, tout se déroule dans le calme et la sérénité, il faut garder le silence. Cela [n’intéresse plus les jeunes]. Ils trouvent cela vieillot, d’un autre âge. Cela n’a plus aucun lien avec la réalité. Mais que ce soit Puccini, Verdi, Haendel ou Defoort, en fin de compte il s’agit toujours de personnes de chair et de sang avec toute la gamme de leurs émotions. Voilà ce qu’il faut faire comprendre aux jeunes. L’opéra parle de ce qui nous rassemble en tant qu’humains. »

H : As-tu envie de retourner à l’opéra ?

L : Oui, même pour entendre les classiques comme Carmen et l’air que tout le monde connaît, L’amour est un oiseau rebelle . C’est pour ce genre d’air mythique qui ne donne rien sur YouTube que tu as envie d’y aller.

H : Oui, c’est vrai, par exemple quand on va voir La Flûte enchantée , on y va surtout pour entendre l’air de la Reine de la Nuit, bien que j’ai l’impression que le temps des grandes divas est un peu passé… Aujourd’hui, c’est la mise en scène qu’on met en avant : donner une nouvelle force à l’histoire plutôt qu’à un(e) seul(e) interprète. C’est peut-être un lieu où l’on joue des classiques, mais comme tu l’as vu, l’opéra est un art en constante évolution !

Lisa Kruise & Héloïse Copin

Même rédacteur·ice :

The Time of Our Singing

Compositeur : Kris Defoort

Livret basé sur le livre éponyme de Richard Powers

Mise en scène : Ted Huffman

Avec Claron McFadden, Mark Moss, Simon Bailey, Levy Sekgapane, Peter Brathwaite, Abigail Abraham