critique &
création culturelle
Oh les beaux jours
Sonder l’insondable

De quoi parle Oh les beaux jours de Samuel Beckett ? De l’existence, du quotidien, d’un couple ? On ne sait pas trop, on ne sait que dire. On n’est même pas sûr d’avoir compris toute la pièce. C’est voulu, recherché. C’est ce que défend le théâtre de l’absurde. Bien joué.

La littérature de l’absurde émerge pendant la Seconde Guerre mondiale et illustre, avec esthétisme, le désarroi de l’Homme face à cette violence et au monde qui l’a vu naître, qui l’accueille, mais qu’il ne reconnaît pourtant pas. Les pionniers philosophes du mouvement tentent de cerner, de décrire ce non-sens ambiant dans lequel ils baignent, de grandes pointures comme Albert Camus avec l’ Étranger , Jean-Paul Sartre avec La Nausée , les dramaturges Eugène Ionesco et Samuel Beckett avec La Cantatrice chauve et Fin de partie , Dino Buzzati et Le Désert des tartares , etc.

Force est de constater : l’absurde fait couler l’encre et les discours. C’est un mouvement fécond, mué par ce sentiment d’étrangeté face au monde et face à sa propre existence. Plus rien n’a de sens.

Le théâtre de l’absurde, dans lequel s’inscrit Beckett, se caractérise par une volonté de casser les codes du théâtre classique. Entre irrévérence scénique et absence de sens, les pièces de l’auteur sont difficiles à comprendre et à sonder, tout comme Oh les beaux jours , qui n’a ni début ni fin ; ni queue ni tête. Cependant, la pièce recèle de richesses et de prouesses textuelles. Voilà la force d’un texte puissant, qui pourtant ne veut rien dire. Là reposent les rouages de l’absurde littéraire…

J’ai compris ça… et vous ?

De quoi parle Oh les beaux jours ? En voici une tentative d’esquisse : il s’agit de l’histoire d’une femme, Winnie, incarnée par Anne-Claire, enlisée dans une base non-identifiable, vraisemblablement de la terre sèche, anciennement marécageuse. Depuis celle-ci, l’actrice s’agite davantage en paroles qu’en mouvements, car elle est bloquée jusqu’à la taille. À sa gauche, un grand sac noir, à sa droite un parapluie. Le décor est planté, simple et épuré.

Le rideau se lève, Winnie est endormie. Elle est réveillée par une alarme, elle sursaute, le spectateur aussi. Elle fait sa toilette et se prépare, dévoilant tout au long de la pièce les accessoires présents dans son grand sac noir. Mais pour quoi ? Sans raison, elle s’apprête comme chaque matin pour recommencer le jour suivant.

Dès les premiers mots du personnage, l’incertitude est totale : de quoi parle Winnie ? À quelles fins ? Qu’attend-t-elle ? Tous ces questionnements ne font que refléter la situation du personnage, errant sans buts, sans sens véritable. Winnie ne semble pas se rendre compte que son existence est vouée à se répéter inlassablement, tous les jours, encore et encore et lorsque qu’elle semble s’en apercevoir, elle détourne la tête. Comme l’enfant, elle refuse d’affronter la dure réalité et se réjouit pour des choses futiles. Par exemple, elle tente de lire en vain ce qu’il est écrit à l’arrière d’un tube de dentifrice et quand elle y parvient elle s’exclame : « Oh le beau jour que ça va être encore ! ». Même situation lorsqu’elle s’adresse à Willie, son mari, qu’on peut apercevoir quelques fois sur la scène, qui lui répond en grognant.

Alert spoiler :

Beaucoup de litanies rythment la pièce, derrière lesquelles il est impossible de discerner un sens quelconque. Pourquoi Winnie est-elle bloquée ? Pourquoi parle-t-elle de cela ? Comment cela va-t-il se finir ? La fin de la pièce ne fait qu’annoncer son début. En effet, celle-ci se termine sur Winnie, réveillée une fois de plus par son réveil et encore plus enlisée dans le sol, jusqu’au cou cette fois. Elle peut à peine bouger. Son destin est-il scellé ? Pourtant elle continue à parler et se réjouit de la journée qui a débuté. Absurde.

C’est le commencement qui est le pire, puis le milieu puis la fin ; à la fin, c’est la fin qui est le pire.

Les prouesses de la langue

Toute la pièce s’axe autour de Winnie et de son monologue. Une sorte d’aparté d’une heure trente avec le spectateur, qui le tient en haleine, le tourmente, dans l’attente d’une résolution qui n’arrive jamais. Le non-sens est partout.

La communication au sein du couple est compliquée, il s’agit là d’une autre caractéristique du mouvement absurde. Coincée, Winnie arrive à peine à se tourner dans la direction de son mari qui ne daigne pas lui répondre. Il la considère à peine. La parole est représentée comme un objet avec une fonction purement ludique et esthétique. « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter » selon Beckett. Et c’est ce que fait Winnie.

Le langage, en plus de la scénographique et du déroulement de la pièce, constitue l’un des motifs absurdes. Il se veut incompréhensible, redondant, lyrique et personnel. Winnie s’exprime dans un français élevé, châtié, qui fait écho à l’obsession de Beckett pour la langue française. Celui-ci, dont la langue maternelle est l’anglais, a toujours voulu être capable de manier le français comme si c’était sa langue maternelle, de jouer avec ses consonances et ses calembours. C’est réussi.

Au commencement était le calembour. 1

Le non-sens de Oh les beaux jours se traduit à tous les niveaux de la pièce : scénographie, intrigue théâtrale, personnages, langage, etc. Il rend confus le spectateur qui ne sait comment réagir face à ce tourbillon d’absurdités rudement bien menées. Que penser ? Que dire ? Le voilà à son tour plongé dans l’incompréhension et l’insensé. Le voilà presque amorphe.

La seule manière de parler de rien est d'en parler comme si c'était quelque chose, tout comme la seule manière de parler de Dieu est d'en parler comme s'Il était un homme. 2

Même rédacteur·ice :

Oh les beaux jours

Texte de Samuel Beckett
Mise en scène de Michael Delaunoy
Avec Anne-Claire et Philippe Vauchel
Assistanat à la mise en scène de Quentin Simon & Johanna Groc
Scénographie de Didier Payen
Lumières Laurent Kaye
Création sonore Raymond Delepierre

Vu au Théâtre des Martyrs le 17 janvier 2020