critique &
création culturelle

Plutôt vomir que faillir de Rebecca Chaillon

Un vent de modernité

Plutôt vomir que faillir de Rebecca Chaillon est un poème performatif captivant qui emmène au cœur des troubles de l'adolescence. Au fil de cette histoire touchante, les spectateurs sont invités à revisiter leur propre parcours, variant entre nostalgie et compréhension. Un voyage dans le temps, pour un retour en adolescence tout en douceur.

En arrivant dans le studio du Théâtre National, on se retrouve face à une grande assiette disposée sur la scène. Le décor n’est pas encore concrètement posé, les spectateurs se demandent encore quelle sera la pièce, qu’est-ce qu’ils vont découvrir ? Les lumières s’éteignent et le jeu commence. Quatre jeunes arrivent : Chara, Zakary, Mélodie et Anthony, chacun habillé d’une couleur différente. Ils se posent autour de cette grande assiette où ils paraissent si petits. Comme à l’école, la maîtresse annonce leur nom : elle n’est pas présente sur scène, seule sa voix les appelle. Une sonnerie retentit ensuite, c’est l’heure de manger ! Des grands couverts pour aller avec l’immense assiette, un grand verre d’eau… le décor de la cantine est posé. S'ensuivent des monologues où chacun des protagonistes parle de son expérience, de ses difficultés liées au passage de l’adolescence. Où chacun découvre son corps, ses idées voire ses parents.

Toute la performance est tournée autour de la nourriture. Les comédiens ont tous une façon de jouer différente avec. On commence par Zakary, assis sur une toilette, momifié de papier toilette. Il nous raconte son vécu, sa volonté de se fondre dans la société blanche et sa honte d’être arabe. Il est gavé de nourriture par les autres lors de sa performance comme si chaque bouchée était une obligation de se ranger du bon côté de la société sans autre culture. S’en suit Anthony qui parle de son homosexualité et comment il l’a vécue par rapport à sa famille. Il est le seul qui n’a pas un rapport direct avec la nourriture mais sa réalisation se fait autour de la cantine, il la chevauche, se met littéralement debout dessus... On a l’impression qu’il détient entre ses mains le pouvoir d'être qui il veut. Puis Chara parle de sa vie en Guyane et de la découverte de sa sexualité et de son plaisir. On la découvre par le biais de micro-ondes (qui représentent la chaleur du pays) où chacun des petits fours renferment une anecdote illustrée en nourriture. Enfin, Mélodie parle de sa difficulté à se faire des amis, qu’iel rencontre via internet. Les questions qu’iel amène sont liées au genre, et iel finit par vomir comme si iel avait beaucoup trop mangé.

Les caractères des personnages sont complètement différents et on le ressent : chacun parlant de souvenirs avec sa propre anecdote. Chaque histoire est illustrée, par exemple pour Anthony on a eu droit à une reprise du générique de son animé préféré (One Piece de Eiichiro Oda, 1997) qui l'a aidé à s'assumer. En fait, au fil de la performance le titre devient évident, comme le dit Mélodie : « ingérer sans digérer, sans intégrer. Plutôt bouffer qu'être en reste. Plutôt risqué que regarder. Plutôt vomir que faillir ». On le perçoit progressivement lors des monologues, les liens se font naturellement. Le poème parle de lui-même.

L’adolescence ou la pré-adolescence, c’est devoir passer par des moments de doutes pour s’accepter et la pièce nous le fait bien comprendre en mettant en scène des acteurs qui partagent leur vécu. À l’adolescence, on commence à rentrer dans un monde concret où tout n’est pas tout rose, où on devient responsable de nos actes et de nos pensées On sent que les acteurs l'ont bien compris. Au début, ce sont des enfants qui agissent comme des enfants, ils se font pipi dessus ou même mangent le papier de leurs cahiers mais au fil de la représentation ils évoluent : leurs comportements changent et on les découvre enfin. À la fin, ils dévoilent leur véritable nature et s'acceptent. Au fur et à mesure qu’ils expliquent leur histoire, ils se lâchent : on sent qu’ils prennent en maturité et leur jeu est différent, il est plus assumé et honnête. Plutôt vomir que faillir permet aussi de se rendre compte que nos parents ne sont pas forcément ceux qu’on avait idolâtrés. C’est un sujet qui revient dans chaque récit.

De mon point de vue, chacun peut se reconnaître dans l'un des personnages et peut avoir déjà vécu l'une des expériences. La pièce rappelle nos années de jeunesse, quand nous étions jetés dans la gueule du loup sans avoir de notice, en devant se débrouiller seul face à la puberté. On a limite une sensation de nostalgie, on se prend à vouloir retourner dans notre enfance et nous prendre dans les bras pour nous dire qu’en fait ça va aller. On passe par de la compassion, de l’affection, de l'embarras... Tous nos sentiments sont mis à l'épreuve mais c’est presque plaisant. On ne se sent pas bouleversé : on se sent compris. Le processus d’identification marche ! C’est ça qui fait que pendant 1h40, on reste assis obnubilés par le spectacle et qu’on ne voit pas passer le temps.

L'humour est si présent dans l'écriture que tout paraît avec une certaine autodérision. Quand les comédiens racontent leur histoire, on sent une pointe de second degré sans tout prendre à la légère. De temps en temps, une blague ironique est lancée. C'est également un bel hommage à l'amitié, où le lien entre les acteurs se fait véritablement ressentir. Un jeu se crée entre eux, des taquineries sont balancées et on comprend qu’ils sont les seuls à véritablement se comprendre. On a l’impression d’être avec eux et non de regarder une pièce de théâtre, on rentre dans une sorte d’intimité plutôt agréable.

Plutôt vomir que faillir ramène avant tout un vent de modernité. On aborde la question du genre, qui peut être tellement compliquée à l’adolescence, mais aussi d’autres questions taboues de notre société, comme le plaisir feminin ou la masculinité toxique. Le traitement de ces sujets nous fait sentir que c’est écrit par une femme et ça fait du bien. Rebecca Chaillon parle de sujets auxquels on a pas forcément l’habitude de faire face dans la culture populaire. Elle les aborde d’une façon nouvelle, avec humour et légèreté. La pièce est également co-écrite avec les interprètes : on y parle d'expériences réellement vécues ce qui rend la pièce unique et intense. On passe un beau moment du début à la fin. 

Plutôt vomir que faillir

de Rebecca Chaillon
avec Chara Afouhouye, Zakary Bairi, Mélodie Lauret, Anthony Martine
Scénographie : Sherazad Dermé
Dramaturgie : Céline Champinot
Créatrice son : Élisa Monteil
Régisseuse generale : Suzanne Péchenart
Création dispositif réseau-vidéo : Arnaud Troalic
Régisseuse lumière : Myriam Bertin
Régisseuse son : Jenny Charreton
Régisseuse plateau : Marianne Joffre
Créatrice costume : Florence Bruchon
Construction du décor : David Chazelet, Antoine Peccard, Thomas Szodrak

Vu au Théâtre National le 20 mars 2024
1h50

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