critique &
création culturelle

Saltburn

Tout pour la vie de château

Après Promising Young Woman, son premier long-métrage, Emerald Fennell revient derrière la caméra avec Saltburn. Sous la forme d’une romance gothique esthétique, le film s’aventure dans les dédales de l’ambition démesurée de son protagoniste au risque d’être déstabilisant par moments et trop attendu par d’autres.

L’histoire se situe en 2006, année durant laquelle Oliver (Barry Keoghan) fait sa rentrée scolaire à la prestigieuse université d'Oxford. Il souhaite acquérir assez de connaissances et d’expériences pour pouvoir se construire une vie convenable et surtout un nom. Celui-ci repère assez vite Felix (Jacob Elordi), un élève appartenant à la riche famille d’aristocrates Catton vivant dans un château. Délaissant très vite son premier camarade de classe (Ewan Mitchell), Oliver se rapproche de Felix jusqu’à ce que ce dernier l’invite à passer un été chez lui, à Saltburn. Tel un coucou dans un nid d’oiseaux, Oliver s’installe, poussant un à un les Catton en dehors du nid.

Malgré un très beau casting, toutes les performances des acteurs ne se valent pas. Ou plutôt, elles ne sont pas mises en valeur comme elles pourraient l’être. Barry Keoghan (ayant joué dans The Killing of the Sacred Deer de Yorgos Lanthimos, The Batman de Matt Reeves, The Banshees of Inisherin de Martin McDonagh, American Animals de Bart Layton, et bien d’autres films) endosse à nouveau le rôle d’un personnage tordu. Dans Saltburn, l’acteur irlandais délivre une performance puissante qui rencontre par moment de l’inconsistance, comme si la double personnalité du personnage déséquilibrait son jeu. A 31 ans, Barry Keoghan paraît aussi un peu trop âgé pour interpréter un étudiant boursier contrairement à son partenaire d’écran, Jacob Elordi.

Ce dernier est une vraie révélation par contre. Il incarne à merveille le personnage de Felix grâce à son charisme et sa crédulité induite par la richesse. Sous ses airs de tombeur, Jacob Elordi a su amener assez de réserve pour ne pas faire d’ombre à ses collègues et assez de charme pour que tout spectateur soit conquis par son jeu.

Si les acteurs masculins n’en sont pas à leur premier coup d’essai, Saltburn est le premier long-métrage de l’actrice Alison Oliver, jouant Venetia Catton, la sœur nymphomane de Felix. Le scénario et le manque de contexte concernant ce personnage est cependant bien navrant : il est dommage que Venetia ne soit pas beaucoup plus développée. Elle reste cantonée à la pauvre petite sœur ayant constamment besoin de sexe pour combler son manque d'estime de soi. Il est donc naturel de se poser les questions suivantes : que fait-elle pendant que les garçons sont à l’université ? Comment s’occupe-t-elle durant son temps libre ? A-t-elle des amis ? Pourquoi a-t-elle des troubles de l’alimentation ? Le scénario ne donne pas beaucoup de matière sur laquelle travailler à Alison, mais cette dernière sort tout de même son épingle du jeu lors de la scène du bain : complètement nue, elle donne une performance consistante et pleine de justesse qui nous ferait (presque) oublier certaines lacunes de son personnage.

Si Venetia n’est pas consistante, la pauvre chère Pamela interprétée par la divine Carey Mulligan est mal exploitée. Ce rôle offre la possibilité de la voir comme jamais nous n’avions pu la voir auparavant, mais elle est très vite mise de côté et éclipsée par une autre actrice : la séduisante Rosamund Pike jouant Elspeth, la mère de Felix et Venetia. Tout en retenue et sans excès, la performance de l’actrice donne du corps à chaque scène dans laquelle elle apparaît. Avec Richard E. Grant jouant son mari, le couple forme un duo attachant enivré par leur richesse, obsédé par leur propre monde et n’ayant aucune conscience des stupidités de leurs dires et de la condescendance de leurs propos.

En dehors du casting, Saltburn est un film très esthétique dans lequel rien n’est laissé au hasard. Autant dans l’utilisation des couleurs, de la lumière, que dans la mise en scène, Emerald Fennell et son directeur de la photographie, Linus Sandgren (connu notamment pour No Time to Die de Cary Joji Fukunaga, Don’t Look Up d’Adam McKay, Babylon, La La Land ou encore First Man de Damien Chazelle), nous révèlent avec goût des éléments qui contribuent significativement au développement narratif.

Dès le début, Oliver et Felix ont des codes couleurs qui leur sont attribués. Majoritairement, les plans concernant Felix sont teintés de rouge. Cette couleur reflète le rang auquel il appartient, ainsi que l’amour que lui voue Oliver. Dès les premières secondes, Oliver se confesse à une tierce personne en déclarant qu’il aimait Felix, mais insiste en disant qu’il n’était pas amoureux de lui. Le jaune se combine à la palette représentant Felix, couleur associé à la gaieté, à la fête et à la sociabilité. Ces aspects sont présents tout du long avec Felix qui mène une vie faite de soirées et de splendeur. En contrepartie, Oliver se trouve baigné dans des tons froids comme le bleu et le vert. Le bleu pour l’amitié et la fidélité qu’il voue à Felix, et uniquement à lui, et le vert pour sa renaissance à venir. Cet aspect revient beaucoup plus tard dans la narration lors de son anniversaire avec une autre symbolique : celle des bois de cerf qu’il arbore, symbole de régénération et de renouveau.

La lumière (et par conséquent les ombres) donne aussi des éléments de compréhension sur l’évolution des protagonistes. Dans les plans comprenant Oliver et Felix, le premier se retrouve souvent sous la forme d’une ombre ou dans la partie ombragée du plan alors que le deuxième est plongé dans une lumière naturelle, presque divine, tel un ange qu’il deviendra à la fin avec ses ailes accrochées au dos. De façon progressive, mais pas si subtile, l’utilisation des couleurs et de la lumière évolue pour passer de Felix à Oliver. Ce dernier aspire et devient Felix : il troque ses couleurs froides pour les tons chauds ainsi que l’ombre pour la lumière.

Les reflets et leur mise en scène font aussi partie des codes filmiques facilement (voire trop) compréhensibles au sein de Saltburn. À de multiples reprises, l’image de Barry Keoghan interprétant Oliver se reflète dans des miroirs ou dans des vitraux. Avoir au moins deux fois son image dans le même plan peut avoir plusieurs interprétations. Celle que nous attribuons au deuxième long-métrage d’Emerald Fennell est le dédoublement de personnalité et des multiples facettes que peut arborer son personnage principal. Oliver se présente d’abord comme un élève studieux. Il stationne derrière des vitraux, seul, coupé du monde auquel il aspire en regardant le groupe d’amis de Felix. Il en va de même lorsqu’il se rend en taxi à Saltburn où il est de nouveau seul, regardant au travers de la vitre l’étendue de cet immense château qui se dresse devant lui. Petit à petit, l’image d’Oliver se dédouble à Saltburn. Un soir, Oliver décide délibérément de casser le miroir central de sa chambre. Le lendemain, l’objet est remplacé, comme si de rien n’était. Oliver ne peut pas briser cette double part de lui, car tout le monde à Saltburn joue double jeu et a besoin qu’il joue avec eux. Ils sont tels des pantins articulés dans leur théâtre en boîte : The Catton Players. Une fois que le spectateur a compris cette notion, le comportement des uns vis-à-vis des autres semble limpide, presque logique.

Oliver s’adapte par conséquent à chaque facette en répondant aux besoins les plus élémentaires de chacun des membres de la famille Catton. Felix a un complexe de sauveur. Plusieurs membres de son entourage font des allusions verbales au fait qu'il choisit souvent quelqu'un de moins chanceux pour l'aider, pour finalement s'en lasser. Un peu comme un jouet (« you’re one of his toys », « tu es l’un de ses jouets » dit la sœur de Felix à Oliver lors d’un repas). Felix se réjouit lorsque Oliver lui fait enfin part des problèmes de santé mentale de sa famille, se désole du fait que la seule perte qu'il ait jamais connue est celle de son chien et prend ensuite Oliver sous son aile (clin d'œil de nouveau à son déguisement d’ange). Oliver et son histoire tragique de parents addicts ont donc permis à son camarade de le « sauver ».

Pour sa part, Venetia souffre d'un trouble de l'alimentation et comble son manque d’estime de soi par le sexe. Quand Oliver se rapproche d’elle physiquement malgré ses menstruations (« I’m a vampire », « je suis un vampire » lui dit-il sur un ton de prédateur sexuel), Venetia prend cet acte comme une preuve d’acceptation et essaie par la suite de se réconcilier avec son corps. Le comportement d’Oliver vis-à-vis de Venetia apporte néanmoins une faiblesse dans le traitement du personnage, car ses agissements sont déstabilisant de prime abord. Oliver nous est présenté comme quelqu’un de réservé et de timide et devient soudainement une personne autoritaire et dominatrice. Qu’est-ce qui justifie ce revirement ?

Quant à Elspeth qui ne jure que par la beauté, Oliver la flatte en lui disant que c’est dur pour Venetia d’avoir une mère aussi belle. Balançant chacune de ses phrases dégoulinantes de jugement avec désinvolture, ses attaques verbales sont approuvées par Oliver qui la soutient et la complimente de plus belle. Enfin, le cousin américain Farleigh (Archie Madekwe), vivant aux crochets des Catton, avait besoin de quelqu'un en dessous de lui dans l’échelle sociale pour ne pas se sentir comme la personne la plus basse, hiérarchiquement parlant, à Saltburn. Pour ce faire, il humilie ouvertement Oliver lors de la soirée avec les Henrys en choisissant la chanson « Rent » des Pet Shop Boys.

Ce titre n’est pas choisi au hasard, tout comme bon nombre de chansons et de musiques faisant partie de la bande-son de Saltburn. Les paroles en anglais sont importantes et disséminent tout du long des indices narratifs. Il y a eu un gros travail dans les choix musicaux de la réalisatrice et dans les compositions d’Anthony Willis, qui avait également assuré la bande originale de Promising Young Woman. Pour revenir à « Rent », son histoire relate l’amour d’une personne à celle qui subvient à ses besoins et notamment à son loyer. D’autres titres tout aussi indicatifs s’enchaînent avec « Time to pretend » de MGMT, « Loneliness » de Tomcraft, ainsi que la scène de fin emblématique « Murder on the Dancefloor » de Sophie Ellis-Bextor. Ce tube britannique est un choix efficace pour la scène finale et dans ce qu’il suggère. Dans ces airs pops pré et post années 2000, toutes les musiques ne sont malheureusement pas historiquement pertinentes pour un évènement se déroulant entre 2006 et 2007 : « Low » de Flo Rida et T-Pain par exemple date de 2008, mais nous excusons volontiers cette prise de liberté tellement la musique est un élément clé à considérer comme un sous-texte à part entière.

 

Les airs pops sont également ponctués çà et là de musiques baroques. L’ouverture même du film se déroule avec des chœurs tonitruants, un plan séquence suivant de dos Oliver, le tout baigné dans une configuration théâtrale composée de plusieurs couches de décors à l’aspect de papier. Avec du recul, la structure même de ce long-métrage fait penser à une tragédie grecque. Schématiquement, Saltburn est composé d'un prologue (le monologue d’Oliver à une tierce personne), d’une entrée de chœur (la musique baroque sur l’entrée d’Oliver à Oxford), d’épisodes (la vie estudiantine à Oxford, l’été à Saltburn et l’ellipse) et d’une sortie de chœur (dénouement avec la danse de fin).

Les différentes inspirations dont se nourrit le film sont finalement très riches et bien orchestrées. Cependant, les codes maniés sont tellement connus qu’ils en deviennent prédictibles. Pourtant, l’intention scénaristique d’Emerald Fennell était de surprendre son spectateur, notamment par le biais de son personnage principal. En effet, lors d’une interview pour TheWrap Screening Series, la réalisatrice dépeint le personnage d’Oliver comme étant un personnage extrême nous sortant de notre zone de confort en illustrant des aspects de nous-mêmes et de notre appétit pour l'amour (ou plutôt pour le désir, la possession, le statut et l’envie) que les comédies romantiques et les films d'horreurs gothiques n'abordent généralement pas. Rien de nouveau sous le soleil pourtant, car bon nombre de films déjà existant exploitent des personnages à l’ambition dérangeante.

Même si nous saluons l’effort de la scénariste de vouloir surprendre son public, son utilisation des clés visuelles (et même sonores) sont trop prévisibles. Ceci peut se refléter dans l’emploi du mythe du Minotaure : cette figure est présente à de multiples reprises, que ce soit sur une affiche dans le pub, sur un panneau dans la rue, ou jusqu’à l’immense statue trônant au milieu du labyrinthe à Saltburn. Pour rappel, la bête du mythe antique résulte d’une relation sexuelle entre Pasiphaé et un taureau blanc. Le roi crétois Minos a voulu contraindre les habitants d'Athènes à offrir sept jeunes hommes et sept jeunes filles nobles comme victimes sacrificielles au Minotaure en représailles de la mort de son fils Androgée. Par orgueil, Oliver est dépeint comme le Minotaure, une force tapie et prête à engloutir les riches et à les recracher avec dédain.

La force de Saltburn réside dans le traitement intelligent de sa forme qui en met plein la vue et qui se présente sous forme d’énigmes à décoder pour les plus analytiques. Sa faiblesse, par contre, se loge dans un fond englouti sous cette forme et reposant sur un amas d’inspirations structurelles mélangées en vrac. Seule la bipolarité et le comportement d’Oliver peut surprendre, mais c’est tellement décousu que cela ne suffit pas à nous saisir par les tripes, à nous choquer et à nous emporter dans les méandres de son esprit mesquin et calculateur.

Même rédacteur·ice :

Saltburn

Réalisé par Emerald Fennell

Avec Barry Keoghan, Jacob Elordi, Rosamund Pike, Richard E. Grant, Alison Oliver, Archie Madekwe, Carey Mulligan

Royaume-Uni, 2023

131 minutes

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