critique &
création culturelle

Toute la beauté et le sang versé

SILENCE = MORT

À la croisée de la rétrospective et du documentaire coup de poing, la réalisatrice Laura Poitras dresse, avec Toute la beauté et le sang versé , un portrait intime, artistique et éminemment politique de la photographe et militante américaine Nan Goldin.

New York, 10 mars 2018. Aux portes du Metropolitan Museum of Art, entourée des militants du groupe P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), la célèbre photographe américaine Nan Goldin s’affaire et distribue de faux flacons de médicaments. Quelque chose se prépare sous la verrière de l’aile Sackler. Lorsque le signal lancé par Goldin retentit, les cris s’élèvent au pied du temple égyptien de Dendour: « 100.000 deaths/temple of death/temple of money/temple of greed/temple of Oxy ». Une pluie de tubes orangés s’abat sur les eaux du bassin rectangulaire à l’entrée de la salle. Sur les étiquettes des flacons flottant comme des bouchons à la surface, le nom d'un puissant antidouleur, OxyContin, et le patronyme d'une puissante famille de mécènes et de collectionneurs, Sackler.


Cette action spectaculaire dénonce les agissements d’un clan de philanthropes, les héritiers des frères Sackler. Ces géants de l’industrie pharmaceutique sont les propriétaires de la société Purdue Pharma, celle-là même qui produit et met sur le marché cet analgésique à l’origine de la tragique crise des opioïdes qui frappe les É tats-Unis, et dont Nan Goldin est elle-même une victime. Les performances symboliques de P.A.I.N., qui font régulièrement référence à Act Up, se donnent pour mission d’attirer l’attention du public sur le lien trouble entre ce commerce juteux et mortifère et les nombreuses institutions académiques et muséales renommées qu’il finance à travers le monde (le Louvre, le Tate, le MET et la National Portrait Gallery, pour n’en citer que quelques-unes) .

Si Toute la beauté et le sang versé retrace avant tout la vie de Nan Goldin par le prisme de son engagement militant au sein de P.A.I.N., il n’oublie pas pour autant de revenir sur ses combats de toujours pour mieux mettre son œuvre en contexte. Interviewée par la réalisatrice, la photographe raconte, archives à l'appui, l’omerta familiale autour du suicide de sa s œ ur aînée —  auquel elle avait consacré l'ouvrage Sœurs, Saintes et Sibylles — et l’invisibilisation des personnes séropositives dans l’Amérique puritaine.

Dans la pratique artistique de Nan Goldin, sphères privée et politique sont en effet indissociables. L’artiste investit le médium photographique comme un journal intime. Ses images témoignent de son quotidien sur la côte est des É tats-Unis dans les années 80 et donnent à voir toute la beauté et la cruauté de la vie de la communauté underground et LGBTQIA+ de l’époque : amours et amitiés se heurtent aux excès, à la violence, à la solitude et à la mort aussi.

The Ballad of Sexual Dependency est sans aucun doute le corpus d’images le plus représentatif de son œuvre. Goldin y photographie presque en mouvement et sans artifice les déclinaisons de la sexualité, le deuil des trop nombreux amis emportés par le virus du sida (Peter Hujar, Cookie Mueller, David Wojnarowicz...) ou encore son expérience de la violence domestique.

Présenté sous la forme de diaporamas évolutifs — réactualisés à plusieurs reprises — son travail est mis en musique pour mieux refléter les sentiments qui l'habitent. Le film documentaire de Poitras s’inspire directement de ces procédés formels et narratifs, se composant entre autres d’extraits de ces célèbres slideshows . De Dionne Warwick à Blondie en passant par The Velvet Underground ou Charles Aznavour, chaque titre de la trame musicale qui accompagne le défilement des images semble avoir été choisi avec minutie pour reconstituer la bande-originale de la vie de l'artiste. L’ensemble constitue un récit visuel cadencé et rock'n'roll, exalté et tragique à la fois. À l'image de la vie de Nan Goldin.

Une vie dont le dessein se révèle entre les lignes et les diapositives : rendre hommage et surtout justice à tout prix à toutes celles et ceux trop longtemps silenciés, à commencer par sa sœur Barbara qui, dit-elle, « lui a montré le chemin ».

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Titre : Toute la beauté et le sang versé
Durée : 117 minutes
Date de sortie : 19 avril 2023 (Belgique)
Réalisatrice : Laura Poitras
Pays de production : États-Unis
Genre : Documentaire
Acteurs : Nan Goldin, Marina Berio & Robert Suarez
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