critique &
création culturelle
(Into the) Noise
Vagabondages cosmiques au sein de l’Assayas Cinematic Universes

Rétrospective et retour en trois épisodes sur le documentaire musical Noise d’Olivier Assayas, sorti en 2006, mis en miroir avec l’univers cinématographique du cinéaste. Introduction et premiers pas d'Assayas dans le cinéma, pour mieux suivre à la trace l'intérêt qu'il manifeste pour le noise.

Il y a 15 ans, Olivier Assayas livrait le documentaire Noise , un « doctopus » qui s’étend jusqu’aux mailles les plus profondes de sa filmographie avec pour ambition de célébrer le bruitisme et la dissonance. C’est alors une porte d’entrée sur tout un pan de son univers. Faisant fi des critiques désobligeantes du public de Mubi, nous avons profité de sa présence sur le site pour le déterrer et le redécouvrir au gré de nos ressentis et réflexions de férus de musique « noise ».

Nous avons, en parallèle, afin de débuter au mieux cette exploration et tenter de dissiper le brouillard sonique, fait des recherches autour du « bruit », le bruitisme sous toutes ses formes, sa place dans les arts et les manières dont les artistes le traitent, la musique « noise » : qu’est-ce que le bruit, qu’évoque t-il pour nous ? Pourquoi écoute-t-on de la musique dite « noise » ? Qu’est-ce qui, dans la dissonance, la disharmonie, attire, accroche ? Le bruit, en effet, est vide, dépourvu a priori de sens et de signification, renvoie à une certaine primitivité, une déshumanisation. Et pourtant, il a ce côté enivrant, cathartique, il nous aiguille vers quelque chose. Non contents de se limiter à une écriture prosaïque, tout cela nous a mené à travers les méandres tortueux d’une écriture plus poétique et symbolique. Le résultat de ces vagabondages, réflexions collectives et personnelles (parfois divergentes, parfois complémentaires) autour du bruit nous ont servi d’outils et de jumelles pour mieux appréhender et analyser le documentaire, ainsi que l'œuvre générale d’Assayas. Pour les curieuses et curieux qui souhaitent s’y aventurer, le résultat se trouve par ici . Nous nous sommes enfin plongés ou replongés dans la filmographie d’Assayas pour nous en imprégner au maximum et faire mieux connaissance avec son univers et ses personnages, jusqu’à ses thèmes de prédilection et techniques.

Jeanne Balibar

Ce voyage cinématographique et musical s’étendra sur trois épisodes. Le premier, Petits pas pour de grands bruits , chemine sur les premiers pas d’Olivier Assayas dans le cinéma, ses toutes premières réalisations, afin de suivre à la trace l’intérêt qu’il manifeste pour le noise. Le second, Noise en scène : mirages soniques entrera dans le vif du sujet en se concentrant plus en profondeur sur le documentaire, faisant écho à ce qui a été vu dans la première partie. Il permettra de voir comment le cinéaste amène la fiction et la réalité à se superposer, à dialoguer. Enfin, Chorégraphie d’une vie reprendra le tout pour non plus se limiter à une énumération d’influences, mais pour en condenser le sens qu’elles adoptent par leur alchimie. De ce qui n’était alors que liste d’ingrédients dans une recette de cuisine, deviendra un plat à la saveur qui transfigurera celles particulières.

Petits pas pour de grands bruits

La musique et le bruit, pour peu qu’ils s’opposent ou s'épousent, immergent l'œuvre cinématographique d’Assayas de fond en comble. Qu’ils soient forces motrices et créatrices, outils servant à sculpter l’humeur et le cadre de ses films, ou encore qu’ils revêtent le rôle de chefs d’orchestre où la partition prend vie sous forme d’histoires et de personnages. Personnages dans lesquels se meut également la passion première du réalisateur, amoureux éclectique de musique, qu’il n’hésite pas à utiliser le 7ème art comme vecteur d’hommages de ses genres musicaux préférés de toujours : le rock, le punk, la musique électronique. Il est donc naturel de le voir mettre sur un piédestal cet esprit dans le documentaire nommé Noise sorti en 2005. Cependant, il est le fruit d’un long cheminement, une sorte de consécration d’une partie de sa vie autant que d’une partie de son évolution artistique. Comme Assayas lui-même le disait déjà en 1999 à Libération : « C'est comme si les distances entre les mondes de la vie et du cinéma étaient abolies ». Par conséquent, avant que le « noise » ne vienne envahir nos mots de distorsions, crachotements, interférences et autres, il convient de remonter dans le temps.

C’est d’abord à travers ses premiers clips réalisés et ses écrits sur la musique et le cinéma pour Rock & Folk et les Cahiers du cinéma , notamment, que percent ses envies d’hommage aux musiciens qu’il admire et l’accompagnent dans ses oreilles depuis sa prime jeunesse. Les morceaux qui l’ont marqué, ou qui ont rencontré plus aléatoirement sa route, forment la bande-sonore de son cinéma. C’est alors tout naturellement que l’on découvre, dès ses tous débuts, différentes manières d’exploiter et d’explorer le noise.

Dans les clips réalisés pour Jacno au tout début de sa carrière de cinéaste (« Rectangle » , « deux chansons de Jacno », 1980), il expérimente déjà sur le bruit visuel, qui parsèmera par la suite grand nombre de ses œuvres. Chose amusante, Jacno est également le nom d’un célèbre dadaïste, ayant croisé le chemin de Tristan Tzara, Hugo Ball et Hans Richter. Or les dadaïstes sont également connus pour être des précurseurs en matière de bruitisme...

Le premier long-métrage d’ Assayas , Désordre (1986), s’ancre à nouveau dans un univers musical : celui du rock. Grand passionné de ce genre, cette première incursion ne sera pas la dernière. Toutefois, si musiciens il y a (on peut voir apparaître Etienne Daho), le bruit se fait lui plus discret. Il est plus proche d’un bruit narratif, ce désordre qu’annonce le titre. Le noise est incarné par un chaos d’émotions et de relations, un bouillonnement dans un univers crépusculaire, voire nocturne, où les dernières lueurs sont vouées à s’éteindre dans le sérieux de la vie adulte. Ce désordre raconte les derniers soubresauts du poisson hors de son bocal avant l’extinction et la tombée du rideau. Il raconte l’estompement progressif de l'exubérance rock pour que ces lignes entremêlées deviennent clean et bien rangées.

Le bruit visuel reviendra ensuite notamment dans Fin août, début septembre (1998), film tout en modestie et poésie du quotidien avec Mathieu Amalric dans la peau de l’éditeur Gabriel. La prise au vif et de l’instant y sont favorisés, avec un travail de l’image et une esthétique instable, floue, orientée autour de grands mouvements baroques qui viennent presque parasiter l’équilibre des scènes. Au niveau sonore, les dialogues se fondent par moments avec les bruits ambiants, qui partagent leurs fréquences avec celles des voix des acteurs. Également dans ce film , il faut noter la présence en catimini d’un morceau de Sonic Youth, groupe de toujours d’Assayas, donnant une touche noise à un film où cette tendance reste autrement assez discrète.

Parmi les autres explorations noise immanquables, Demonlover (2002) a pour particularité de mettre en avant sa face sombre. Le film suit les joutes que se livrent deux entreprises concurrentes pour mettre la main sur un studio d’animation japonais dont le cœur de métier orbite autour de la pornographie. Le bruit accompagne un univers aux frontières morales poreuses, où la norme n’a plus aucune évidence. Le noise est dans ce cas agressif, une pollution sonore et visuelle qui vient troubler les repères et plonger dans une potion aux ingrédients incertains. Cette incertitude n'apparaît cependant pas uniquement au point de vue d’une morale nauséeuse (« noiséeuse »). Elle naît aussi de l’omniprésence de la culture japonaise, même lorsque l’action se déroule dans les rues de Paris. À tel point qu’il est parfois difficile de trouver repères dans cet univers en léger décalage avec les attentes. La collision entre langues, cultures, crée du bruit. Celui-ci n'est pas juste une question d'ondes sonores, même si, à nouveau et cette fois de façon plus présente que jamais, quelques morceaux bruitistes que Sonic Youth a composés en étroite collaboration avec Assayas font bourdonner les oreilles d’ondes rebelles.

On retrouve aussi cela dans Clean (2004). Il plonge dans l’univers du rock à l’instar de Désordre , partant sur une même trame narrative à partir d’une histoire de décès inopiné qui entraîne toute une série de mésaventures. Cette fois, Assayas va un cran plus loin en explorant les ultimes conséquences du déclin du rock que mettait en scène Désordre. Du désordre sur lequel s’ouvre le film, du concert enfiévré de Metric qui y bat son plein, la dure réalité demandera d’assumer une vie décrassée de cet océan de bruits parasites dans laquelle l’héroïne vit quotidiennement.

Clean et Noise sont quelque part l’endroit et l’envers d’une même pièce : une pièce de théâtre dont la scène fusionne ou se désagrège, tantôt pour le plus grand bonheur, tantôt pour le plus grand malheur. Clean est l’histoire d’une mère qui cherche à tout prix à se laver de son passé de musicienne, une vie pleine de distorsions, de parasites, où la réalité se brouille au rythme du « sex, drugs and rock and roll », pour devenir une personne suffisamment « respectable » pour élever son propre enfant. Ici, la scène se désagrège, comme la pellicule nitrate se décomposerait dans un film de Bill Morrison et dévoilerait la beauté de l’humanité dans toute sa fragilité. Mais, dans Noise , au contraire, on a plutôt affaire à un bouillonnement bruitiste comme une matière créative qui ne cesse de faire éclore de nouvelles possibilités, de nouvelles connexions, dans une exubérance dionysiaque qui brise toutes les limites entre réalité et fiction. Autrement dit, Noise dépasse ses limites à la fois en nouant l’imaginaire et le réel et à la fois en étant une sorte de méta-film qui permet de souder ensemble une grande partie de sa précédente filmographie. Si Noise était un bruit, il serait le fond diffus cosmique de ses univers, des traces des Big Bang créatifs qui ont émaillé son parcours de cinéaste.

Alyssa Martini & Benjamin Sablain

Même rédacteur·ice :