critique &
création culturelle
La demi-panne de Dheepan

Couronné au mois de mai par la suprême récompense cannoise, le dernier film de Jacques Audiard est sorti en salles le 26 août. Fuyant la guerre civile au Sri Lanka, Dheepan, un ancien Tigre tamoul, trouve refuge en banlieue parisienne, accompagné d’une jeune femme et d’une fillette de neuf ans. Se faisant passer pour une famille, ils auront à s’acclimater de leur nouvelle terre d’accueil et apprendront à se connaître.

D’un film à l’autre

La productivité artistique s’épanouit lorsqu’elle est en prise avec quelque chose, un objet, un sujet ou une pensée. Mais elle s’épanouit aussi lorsqu’un artiste est conscient du regard qu’il porte sur le monde, ainsi que sur lui-même. D’un film à l’autre, un cinéaste modifie ou non cette conscience ; d’un film à l’autre, nous pouvons, nous spectateurs, nous permettre de mettre son œuvre en perspective. Passons alors au crible Jacques Audiard, fils (presque) prodige.

Le critique ne doit pas craindre les récompenses. Ni les prises de risques. Certes, Dheepan a reçu la Palme d’or et il a été principalement tourné en langue tamoul, avec des acteurs inconnus. Certes, Jacques Audiard est l’un des réalisateurs français les plus importants. Mais son dernier film est brouillon, construit de manière hasardeuse, et traîne avec lui une morale douteuse.

Changement de registre : Audiard s’aventure en Asie. Ses trois personnages se rencontrent dans un Sri Lanka sec et suffocant, rongé par la guerre civile. Tous les moyens sont bons pour s’en échapper. Un ancien Tigre tamoul prend l’identité d’un mort. Désormais il s’appellera Dheepan. Mais le vrai Dheepan avait une femme et une fille, disparues elles aussi. Le soldat ne sera pas Dheepan tant qu’il n’aura pas trouvé une famille de substitution, deux femmes prêtes à endosser ces rôles inhabituels. Audiard filme alors une scène superbe : une jeune femme arpente un village à la recherche d’une orpheline qui pourrait se faire passer pour sa fille. La détresse de ces personnages est magnifiquement rendue . Et la famille factice peut s’embarquer vers la France. Sur le bateau, les migrants s’entassent et la musique gronde. Noir et silence. Des lumières clignotent dans une nuit d’encre. Les plans sont graphiquement somptueux. Le scénario s’enlise.

Pendant une heure, le spectateur suit l’installation en banlieue de cette curieuse famille. Ils apprennent à cohabiter, ils se font aux règles de la cité qui emploie Dheepan comme concierge, à une langue qui n’est pas la leur, au rejet. Le film prend des allures de chronique , celle de cette nouvelle vie. Le spectateur suit les personnages dans leur quotidien, les scènes intimes et familiales se mêlent aux scènes d’intégration à la cité. Audiard prend le temps, même trop, de filmer ces séquences, d’une caméra qui ne heurte jamais les personnages. Puis, dans sa seconde partie, Dheepan bascule dans un climat viril, il se centre sur l’affrontement entre deux gangs. Ce changement inopiné casse la crédibilité du film, comme si le réalisateur d’ Un prophète démarrait un nouveau récit. Le ton se fait noir et violent . Mais il y manque cette poésie et cette lenteur qui pèse sur la première partie. Et seyait si bien à Un prophète , cette imbrication d’onirisme et de violence.

Brahim, tenu par Vincent Rottiers, fraîchement libéré, la cheville ceinte d’un bracelet électronique, revient dans la cité. Celle-ci devient le lieu de luttes. Les fantômes de la guerre ressurgissent. Les horreurs de la guerre hantent Dheepan, la peur s’insinue chez sa « femme » et sa « fille ». La jeune femme vire dans l’inquiétude, les gros plans sur son visage trahissent la nervosité qu’elle peine à cacher. La jeune orpheline, rejetée à l’école, déchirée entre deux faux parents apeurés, se retrouve seule comme lorsqu’elle était au Sri Lanka. Abandon et tension la minent. Même cette famille reconstituée ne la tient pas hors de ces cauchemars qu’aucun enfant ne peut vivre. Dheepan s’est mis à y croire, à cette fausse famille. Et il la défendra quoi qu’il advienne.

Quand Hitchock réalise les Enchaînés , il enchevêtre une histoire d’amour mélodramatique et un film d’espionnage. Chaque genre cinématographique dissimule l’autre, ou le complète, ou les deux. Et le film est un chef-d’œuvre. Mais Audiard et ses scénaristes n’ont pas osé. Le film commence comme un film de guerre, sur une réalité sociale, se poursuit en chronique et s’achève en polar banlieusard et grand-guignolesque. Les ellipses se confondent avec le manque d’incarnation des personnages . Ils sont à peine esquissés, et le réalisateur de Sur mes lèvres ne prend pas le temps de s’y intéresser, de leur donner de la chair. Dheepan se conclut sur un happy end un peu hâtif . Cet épilogue confirme encore la vision manichéenne de la banlieue et de l’immigration en France qu’Audiard expose dans son film. Il aurait dû rester à nous réjouir que Nicolas Jaar ait composé la bande originale du film. Mais elle relève plus du gadget chic que d’une composante cinématographique : illustrative, elle empile les couches sonores et ne crée aucun climat.

Cannes a bien fait de récompenser Jacques Audiard. Mais ne l’a pas fait pour le bon film.

https://www.youtube.com/watch?v=q_B8RCD1snQ

Même rédacteur·ice :

Dheepan

Réalisé par Jacques Audiard
Avec Anthonythasan Jesuthasan , Kalieaswari Srinivasan , Claudine Vinasithamby , Vincent Rottiers , Marc Zinga
France , 2015, 109 minutes