Retour sur Last Days de Gus Van Sant sorti en 2005. Le film conte les derniers jours d’une  figure du rock recluse dans sa demeure au milieu des bois : repli sur soi d’un personnage voué à la mort, accompagné des sons naturels, mécaniques qui surgissent par delà les fenêtres de sa perception ou de son imaginaire.

Blake/Cobain, le dos courbé, marche dans la forêt au son du craquement de ses pas sur les branches, entouré du chant des oiseaux. Il dit quelques mots, marmonne plutôt des phrases déliées dont le sens n’est pas clair. Il avance tête baissée, arrive au dessus d’un lac surplombé d’une cascade dont l’eau vient cogner la surface avec fracas, descend jusqu’au lac, se déshabille, plonge dans l’eau, fait quelques pas, manque de tomber. On le retrouve dans la nuit noire assis à côté d’un feu qui crépite ardemment ; il a le visage porté vers le haut, puis se met à crier au ciel, comme pour tenter de déceler une présence ou d’appeler quelqu’un.

À l’aube, la caméra accompagne au loin en travelling latéral la marche solitaire de Blake dans les bois. Surgit le bruit d’un train qui approche. Quelques instants plus tard, la caméra panote et le suit de dos sur le chemin qui mène à sa demeure tandis que le vent souffle à nos oreilles. Se fait alors entendre, parmi d’autres sons, un grincement de porte, le bruit assourdissant d’une moto ou d’une voiture puis le tintement répétitif de sons de cloches : un ensemble de bruits hors-champ dont la source directe est inconnue, essentiellement des sons imaginés qui surgissent de l’esprit troublé de Blake.

Une fois à l’intérieur dans la cuisine, il improvise de quoi manger et met les Kellogg’s au frigo. Le téléphone sonne. Il monte ensuite à l’étage accompagné du bruit hypnotique d’une horloge. Il s’écroule de fatigue. Il végète, erre d’une pièce à l’autre, se travestit. Le téléphone sonne à nouveau. Blake décroche, mais ne parle pas, puis raccroche. Tel un chasseur, la capuche sur la tête, il vise à la carabine deux couples d’amis-musiciens au lit. On sonne à la porte, Blake va ouvrir. Quelqu’un qui vient lui parler au sujet d’une campagne de publicité. Ils discutent un peu dans le salon, Blake est ailleurs. Peu de temps après, deux jeunes hommes sonnent à la porte. Scott, un des amis sorti du lit, descend l’escalier, le téléphone sonne à nouveau et la sonnette retentit à son tour. 

On retrouve Blake où on l’avait quitté, enfermé dans une pièce traversée d’une lumière blanche. Blake fléchit, les bruits de portes et de cloches résonnent à nouveau dans sa tête. À la télé, des extraits de clips musicaux d’abord entendus hors-champ défilent ensuite face à lui. Un des personnages par deux fois va ouvrir la porte devant laquelle se trouve Blake le faisant tomber au sol. Mais cessons à présent de donner des détails sur la succession de ces actions dont on perd le fil continu. Les temporalités, en effet, se découpent et s’entrecroisent : la perception du temps progressivement s’enroule comme en une boucle indéfinie. 

Les sons et bruits du dehors, réels ou imaginés par Blake, les visites inattendues de personnes extérieures, sont autant de surgissements sur le chemin de croix de Blake, qui viennent le troubler et renforcer plus encore son isolement, son désarroi intérieur. Blake est comme un fantôme. Son corps, ses mouvements, ses quelques déplacements semblent déjà participer à un autre monde. Égaré dans son monde intérieur, il ne semble plus pouvoir sortir de sa torpeur. Un plan-séquence magnifique nous plonge dans son désarroi : il se met à jouer de ses instruments de façon désordonnée, il crée des sons stridents à la guitare, tourne en rond, se met à frapper sur la batterie, produisant une cacophonie de sons répétitive et chaotique dont le volume sonore ne cesse de varier, tandis que la caméra depuis le dehors se retire tout doucement en travelling arrière faisant apparaître des pans de la maison et des arbres. Black petit à petit nous échappe, il se laisse emporter, et ce tapage sonore associé au recul progressif et sensible de la caméra nous bouleverse. Pourtant à mesure que l’on s’éloigne, l’intensité de ce déchainement sonore persiste, comme embrassant l’espace du dehors. Quel déchirement.

Après Gerry et Elephant, Gus Van Sant poursuit avec Last Days son cinéma profondément sensoriel, contemplatif, à la fois aérien et en prise directe avec le monde, très attentif aux espaces que traversent ses personnages et bien sûr à la bande-son qui les environne et les traverse. Il semble qu’avec Last Days, Gus Van Sant rétrécisse plus encore sa narration, dont le pitch au fond tient en quelques lignes. De façon marquante, on assiste, dans ce film, à deux types de narrations antagonistes : soit il n‘y a pas de dialogues et ce sont les sons et voix intérieures entourant le désarroi de Blake qui servent de stimuli narratifs et sensoriels, soit ce sont les autres personnages qui meublent la narration : ils sont tous très loquaces, gravitent autour de lui, s’en approchent sans l’atteindre, et leurs discussions, vaines, finissent par tourner à vide. 

Last Days se dévoile donc au travers d’une série de fragments à la construction décousue. Dans une forme proche de celle d’Elephant, Van Sant va jusqu'à « répéter » plusieurs séquences, en suivant d’abord le point de vue de tel personnage dans une pièce puis de tel autre, l’arrière plan et le hors-champ prenant tous deux une nouvelle consistance. Il fait varier les axes de prises de vue, perturbe les repères spatiaux, étend la durée de certains plans et multiplie ainsi les ressorts narratifs. Mais les espaces restent bien clos et, lorsque Blake chante son « Death to Birth » à la douleur infinie, qu’on l’entende hors-champ ou qu’on le voie face à nous, il est infiniment seul.

« La longueur du temps est comme la traduction de l’expérience intérieure des personnages. Il est l’une des formes de leur être au monde. Last Days et Paranoid Park sont des films très différents, dans cet ordre d’idée, des deux premiers films de la Tétralogie parce qu’on est désormais et en permanence dans la tête des personnages, dans leurs circonvolutions mentales. La bande-son, extrêmement travaillée, pleine de détails, est dans les deux cas une façon de faire entendre le bruit que fait leur esprit, comme les boucles temporelles sont une façon de montrer combien Blake et Alex se sentent enfermés, prisonniers, traqués, comme si le film ne comptait pas leur laisser d’échappée. »1

C’est ainsi que, dans les plans habités et dans la finesse du montage sonore, le film se déploie, résonne et vibre. Mais à l’image de Blake qui progressivement se retire du monde, le film, lui aussi peu à peu semble nous échapper, tout en mobilisant constamment notre attention et nos sens.

Il faut réaffirmer ici la présence souveraine et la richesse du son dans le film, du « soundscape », allié aux sons naturels, qui ouvre le spectateur à de nouvelles perceptions. Déjà dans Elephant, les déplacements des étudiants dans les couloirs et locaux du campus étaient accompagnés de ces diverses couches sonores créant une perpétuelle sensation d’étrangeté et d’angoisse. Avec Paranoid Park, Gus Van Sant poursuivait aussi ce travail méticuleux sur le son qui accompagnait les courbes et mouvements sinueux de ses jeunes skateurs.

Voir ainsi Last Days confiné procure une étrange impression. La mort rôde, la vie de Blake s’essouffle. On a pourtant à plusieurs reprises la sensation d’une possible « renaissance désenchantée » du personnage puisqu’on est aussi invité à traverser les murs et les fenêtres pour écouter les oiseaux, l’eau, de la musique et des cloches, et à se fondre avec l’environnement, dans un constant et troublant échange entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas, entre le dedans et le dehors, entre la vie et la mort.

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Last Days

Réalisé par Gus Van Sant
Avec Michael Pitt, Lukas Haas, Asia Argento
États-Unis, 2005
97 minutes


  1. BOUQUET Stéphane, LALANNE Jean-Marc, Gus Van Sant, Cahiers du cinéma, 2009, p. 162