Qui aurait cru qu’une série sur les échecs aurait pu être aussi passionnante ? Adaptation du roman éponyme de Walter Tevis (1983), la mini-série Le Jeu de la dame rencontre un vif succès. Dévoilant les stratégies les plus fines du jeu d’échecs, la série évoque aussi l’émancipation d’une jeune femme américaine atypique dans les années 60.

Avec un père inconnu et une mère tuée en voiture, Beth Harmon, âgée de 9 ans, se retrouve sans famille. Elle grandit dans un orphelinat catholique où elle découvre clandestinement les échecs par le biais du concierge qui lui en apprend les rudiments : « Je ne veux pas être avec les autres. Je veux savoir à quel jeu vous jouez », dit la petite au tempérament déjà bien trempé.

Observant le renfrogné Monsieur Shaibel, la jeune fille est rapidement hypnotisée devant le plateau aux 64 cases où se déplacent, telle une valse, tours, fous, cavaliers… Là commencent, par le biais des tranquillisants prescrits par l’orphelinat, des scènes oniriques dans lesquelles Beth se délecte de rejouer les parties dans son esprit et d’y déployer des combats sur l’échiquier de plus en plus précis et maitrisés. L’orphelinat représente alors à la fois le début d’une passion pour les échecs, mais aussi le début d’une dépendance aux « pilules vertes », anxiolytiques visant à « égaliser l’humeur », aux effets secondaires très forts.

Très vite, le gardien voit en elle un prodige. L’enfant débute alors par quelques matchs dans le club d’échecs d’un lycée où elle affronte simultanément une douzaine de joueurs qu’elle se plait à écraser : 

« Ce qui m’a étonnée, c’est à quel point ils jouaient mal. En fait, ils ne développaient pas toutes leurs autres pièces et j’ai pu faire tout un tas de fourchettes. […]. Je leur ai réglé leur compte. »

Un aperçu des techniques de jeu les plus stimulantes

Dans Le Jeu de la dame, on se plait à décrypter les stratégies de professionnels, développant par là même notre esprit de réflexion, dans une tension dévorante et captivante. Si une certaine fierté s’installe aussi par moments, lorsque l’on saisit le raisonnement de quelque séquence de jeu, c’est parce que la série reste accessible et aisée à suivre.

Au travers un jargon technique, incluant la défense sicilienne, la variante Levenfish ou le gambit dame (ouverture célèbre aux échecs, sans entrer dans les détails, qui donne aussi son nom au titre anglais de la série : The Queen's Gambit), la série, créée par Allan Scott et Scott Frank, offre une représentation réaliste des tournois d’échecs, au niveau professionnel.

D’ailleurs, le célèbre professeur des échecs Bruce Pandolfini a contribué à la série en proposant plus de 300 séquences de jeu pour rendre les différentes manœuvres conduites sur l’échiquier les plus naturelles et logiques possibles1. Il est en effet aisé de déceler l’amateurisme des acteurs devant incarner des sportifs de haut niveau (pensons à la manière de porter une raquette de tennis, au déplacement sur un court qui distinguent le professionnel du débutant).

En outre, Pandolfini a travaillé avec les acteurs de la série pour leur garantir une attitude et une mouvance appuyant subtilement l’illusion du professionnalisme, malgré l’effort de mémorisation dont ils doivent faire preuve :

« Nous avons essayé de faire les choses en séquences, généralement par trois, afin d’assurer le lien entre les mouvements et que cela paraisse plus naturel. S'ils doivent s'arrêter et réfléchir à chaque mouvement, cela semblerait peu professionnel, surtout à certains moments. Ainsi, nous recourons à de petits rappels visuels au tableau et à des moyens mnémotechniques. Chaque fois que nous le pouvons, nous essayons de les leur fournir pour qu’ils se sentent plus à l'aise. »2

La série nous transporte dans le jeu par le son alterné de la pendule et des pièces retombant de tout leur poids sur l’échiquier. Leur déplacement sur le plateau donne à voir un affrontement rythmique et cadencé. De quoi donner envie de ressortir nos vieux plateaux de jeu !

« Incasable »

Au-delà des échecs, Le Jeu de la dame retrace, dans un long flashback, l’ascension glorieuse de la jeune Beth Harmon, miroir de l’émancipation de la femme dans les années 60.

Rien n’est laissé au hasard pour reconstituer l’ambiance de l’époque : ni tenues ni coiffures ni papier peint surchargé de fleurs… Difficile en effet de passer à côté de la multitude des références aux sixties. Beaucoup reconnaitront la musique pop rock des Monkees, des Kinks ou encore la célèbre Venus des Shocking Blue !

C’est dans ce décor que la série suit le parcours d’une jeune femme qui a su se créer une place dans un monde compétitif et exclusivement masculin : « Les filles ne jouent pas aux échecs », dit le gardien bourru lorsqu’elle était enfant.

Pourtant, la brillante Beth Harmon acquiert très vite une renommée internationale, avec le soutien d’autres joueurs, comme Benny, incarné par Thomas Brodie-Sangster (Game of Thrones) et Harry (Harry Melling, Dudley dans Harry Potter). Après un premier tournoi en 63, une ligne de conduite la fait vibrer : la rencontre tant attendue avec Borgov, le champion soviétique qui écrase les Américains comme des mouches.

Déterminée et ambitieuse, elle n’essaie pas, elle réussit. Un objectif : devenir championne du monde, « perdre n’est pas une option ».

En outre, intimidante, Beth rompt avec les codes sociaux en s’éloignant du modèle de la femme au foyer de l’époque dépendante financièrement de son mari. Représentation qu’incarnent les personnages de sa mère adoptive, Alma, et de sa camarade de lycée et qui renvoie également à un mal-être, symbolisé par l’alcool. À cet égard, lorsque Beth rencontre son ancienne condisciple quelques années plus tard, l’image des bouteilles de vin sous une poussette que masque un sourire mondain est révélatrice. L’alcoolisme de la mère adoptive aura par ailleurs un lourd impact sur Beth dont la dépendance se fera rapidement sentir. Parallèlement à sa carrière, vite médiatisée, l’on suit en effet aussi sa lutte contre ses démons : l’alcool et les médicaments.

Effrontée, libre et intuitive, Beth Harmon plait pour son anticonformisme, même si elle n’a pas conscience du charme qu’elle dégage autour d’elle. Elle contraste avec les stéréotypes ultra-féminins. Alors que les autres adolescentes superficielles ont pour seuls intérêts leur apparence, les garçons et leur popularité, Beth, solitaire et mystérieuse, préfère la compagnie de son échiquier :

« C’est tout un univers qui se retrouve dans 64 cases. Et je me sens en sécurité à l’intérieur ».

Anya Taylor-Joy, que l’on reconnait pour sa prestation dans Split (2017) aux côtés de James McAvoy ou son rôle secondaire de Gina Gray dans Peaky Blinders, rend habilement à l’écran la complexité du personnage de Beth, ce qui lui promet une belle carrière. Les gros plans fréquents sur son regard mettent d’ailleurs en relief l’intensité de la détermination de la jeune joueuse.

Voilà pourquoi cette série, au pitch pourtant banal, plait tant et fait partie du top 3 des séries les plus regardées sur Netflix en ce début novembre. Outre sa teneur féministe, la série réinvoque des thèmes universels, comme le racisme à travers l’acolyte de Beth à l’orphelinat - « trop noire » pour être adoptée -, la compétition, la solitude, l’émancipation, l’alcoolisme, l’addiction, la norme sociale, la résilience.

En suivant le parcours d’une jeune orpheline qui se bat pour la première place, Le Jeu de la dame est aussi une note d’espoir à travers une figure résiliente. L’on ne peut en effet qu’admirer ce personnage, au passé traumatisant, qui a su se relever grâce à son tempérament et grâce aux échecs.

En savoir plus...

 

Le Jeu de la dame

Mini-série originale Netflix, créée par Allan Scott et Scott Frank
Avec Anya Taylor-Joy, Marielle Heller, Thomas Brodie-Sangster, Harry Melling et Bill Camp
États-Unis, octobre 2020
7 épisodes de 46 à 68 minutes


  1. Pandolfini, Bruce, interview pour IndieWire (Steve Greene), « ‘The Queen’s Gambit’ : Chess Expert Bruce Pandolfini on Making the Matches Look Like the Real Thing », 30 octobre 2020, en ligne : https://www.indiewire.com/2020/10/queens-gambit-netflix-chess-expert-bruce-pandolfini-1234594484/. 

  2. Traduction libre : ‘We tried to do things in sequences, usually of three, so that it connects the moves and would make it seem more natural. If they have to stop and think at every move, it might come off as being a little bit unprofessional, especially at points. So we would have little visual aids on the board and ways of remembering things. Whenever we can, we try to give them that to feel more comfortable.’