critique &
création culturelle
Les courts de l’OAFF 2019
Tracés imaginaires dans un labyrinthe de glace

L’ online African Film Festival, originellement organisé par Cinewax du 15 novembre au 15 décembre, se prolonge encore deux semaines pour donner une dernière chance d’en voir les films les plus plébiscités. Focus sur les coups de cœur en court-métrages, parmi les méandres des imaginaires africains.

Quand résonnent les mots « imaginaires africains », la perplexité peut rapidement s’installer. L’Afrique se tient géographiquement quasiment d’un bloc, à l’exception des quelques îles qui en jouxtent les côtes. Mais, lorsqu’on s’y penche de plus près, l’Afrique commence déjà à se fragmenter. D’abord, elle se divise par le Sahara, par lequel ont divergé les destins des Africains. En plus de cela, même sans frontière physique marquée, elle se délimite en-deçà du grand désert en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale, en Afrique de l’Est, en Afrique australe, en Afrique insulaire, chacune d’elles ayant ses propres histoires, ses propres défis, ses propres horizons. Enfin, il ne faut pas oublier les multiples diasporas africaines, qui contribuent encore davantage à participer à une Afrique multiforme, aux identités fluctuantes, aussi riche et complexe que n’importe quel autre continent. Quand résonnent les mots « imaginaires africains », davantage que de la perplexité, c’est un certain vertige qui risque de s’emparer de quiconque cherche à les envisager.

C’est pourtant ce à quoi s’est attelé Cinewax avec sa seconde édition de l’Online African Film Festival. Suivant une perspective panafricaine, Cinewax a proposé, lors de cette édition, un programme qui a pour ambition de mettre en évidence non seulement les aspirations au sein du continent africain, mais également dans les diasporas (voir Dulce et La Negrada) . Également, faisant fi de la barrière naturelle séparant l’Afrique du Nord du reste du continent, quelques courts-métrages promènent le spectateur le long du Maghreb. Il y a donc un véritable souci de représenter un éventail de populations, afin de discerner une large palette de préoccupations qui animent les différentes communautés africaines.

À cette fin, on aurait pu s’attendre à une sélection qui se calque sur ceux des festivals et propose les phénomènes cinématographiques africains du moment (évoquons par exemple Kateke ou encore Le loup d’or de Balolé ). Or, le parti pris de Cinewax est plutôt d’élaborer une sélection hétéroclite, qui comporte des films de tous les styles et de tous les formats pour illustrer son thème. Il en ressort la sensation de redécouvrir les cinémas africains grâce à cette diversité, pour qui aurait déjà été atteint d’africinéphilie, ou en tout cas de grande fraicheur.

Les cinq court-métrages coups de cœur

La grande place laissée aux courts-métrages, plus propices aux expérimentations, y est sûrement pour beaucoup. Parmi eux, nombreuses sont les œuvres décalées, les bizarreries, les créations hybrides. Il ne s’agit pas tellement de montrer les diverses productions africaines et afrodescendantes uniquement parce que les publics occidentaux sont habitués à en recevoir. C’est bien ici l’intention la plus louable qui ressort de cette sélection. L’objectif semble surtout de décentrer un tantinet le regard, changer la perspective, offrir des cinémas différents, aptes à bousculer les clichés habituels. Après, nombreux sont les courts qui présentent des thématiques déjà vues et revues, comme celle, peut-être inévitable, du voyage vers l’Europe. Mais, souvent le traitement offert à ces sujets rebattus permet de conjurer la lassitude éventuelle.

Le plus bel exemple, et pour moi le court le plus marquant, se trouve représenté par Bablinga de Fabien Dao, film de fiction mâtiné de très belles scènes animées. Un immigré de longue date dans un pays que l’on supposera être la France, Moktar, songe à revenir au Burkina Faso. Alors que son bar en bord de mer, le Bablinga, a définitivement fermé, le passé vient le hanter. Les lieux se démultiplient par la force des souvenirs. Les fresques n’épousent plus les limites des murs sur lesquelles elles reposent, mais s’animent et transgressent les bornes auxquelles étaient reléguées, figées dans le temps. Le passé n’est plus enclos dans la mémoire, mais se met à revivre. Les amis laissés derrière lui reviennent le côtoyer, son passé au Burkina Faso habiter cet univers bien terne.  C’est la fête, alors, qui bat son plein. Mais, ce n’est pas la fête telle qu’elle pourrait exister dans le Burkina d’aujourd’hui. Ici la musique flaire bon l’afrobeat et genres affiliés (signée Kyekyeku, célèbre musicien ghanéen). Elle résonne davantage avec les années 70 et 80 qu’avec les musiques actuellement populaires dans les boites d’Afrique de l’Ouest. Ce monde n’existe plus. Cet univers est le reflet d’une jeunesse définitivement perdue. Bablinga est essentiellement l’histoire d’une bulle de savon qui enfle sous le souffle, l’énergie de la jeunesse passée, puis qui éclate une fois l’aube venue. Amertume de ces bons moments qui restent gravés, même si à présent une mer, un désert, et des dizaines d’années les ont engloutis, recouverts de sable et mués en des sensations lointaines proches d’un rêve. D’un instantané naît ainsi un univers qui est bien plus que celui des migrants et de l’empilement des petites boites dans lesquels ils sont fragmentés aveuglément. Ses contours sont ceux d’un monde miniature, un diorama, où les personnages se remettraient à vivre une fois la nuit tombée, et ce tant que la mémoire subsiste.

Ce à quoi Sofia El Khyari répondra en écho à travers son court-métrage Le corps poreux : « on ne regarde avec une passion esthétique que les paysages déjà vus en rêve », avant de s’éloigner des rives avec son héroïne et plonger dans une mer aquarelle de couleurs fanées. Il est à nouveau question de souffle, mais plus de la même sorte. C’est celui de la peau, creusée de trous qui laissent s’exprimer l’âme à l’air libre. La mer aquarelle se tache et se brouille de mille couleurs, mais il faut la dépasser. Il faut plonger, un peu plus en profondeur, pour sortir son corps de l’enveloppe dans lequel il est plastifié et refaire surface autrement, soi-même et à la fois brouillé par les couleurs dont se peinturlure l’existence. Seulement, comme les tréfonds de l’âme et de ses soubresauts restent une énigme, même à fleur de peau, les images suivent le cours du lit qu’elles creusent, mais ne l’accompagnent que rarement de mots pour en élucider les affluents. Cela n’empêche en tout cas pas Le corps poreux d’être un moment délicat, sur lequel il est agréable de revenir, pour se découvrir soi-même en miroir à cette inconnue aux traits brouillés par les fruits de métissages.

Se regarder dans un miroir pour aussi y discerner ce double que l’on n’est pas. Black Mamba navigue entre plusieurs eaux et niveaux d’illusion, se joue des attentes et transporte la lutte pour le droit des femmes sur des terrains assez inattendus. Quand elle se voit dans un miroir, Sarra a le visage tuméfié, couvert de blessures. Femme battue, penserait-on d’emblée. Mais, heureusement pour le-la spectateur-trice qui sait que ce sujet a déjà été traité abondamment, la réalisatrice Amel Guellaty, après avoir suggéré l’idée, bifurque à 180 degrés. Non, pas une femme battue. Non, il ne s’agira pas de voir une énième fois la femme en position de faiblesse. C’est ici une femme qui, à l’abri des regards, participe à des matchs de boxe, qui donne des coups autant qu’elle en reçoit. L’enjeu n’est pas non plus de déclarer que la violence envers les femmes n’existe pas. Elle va en effet bientôt se marier, selon la tradition familiale. Tout le dilemme sera plutôt de choisir une vie d’épouse et d’abandonner sa carrière pour s’occuper de ses futurs enfants et de son mari, ou de jeter la tradition aux orties et de vivre sa vie comme elle l’entend. Sans dévoiler la fin du court-métrage, ni même trop de son contenu, c’est un film incontestablement maîtrisé qui fait plaisir pour son audace.

D’audace, Awel Ayta en fait également preuve. Ovni dans cette sélection riche en surprises, il se déroule à la façon d’une comédie musicale et se rapproche, par son déroulement en plan-séquence, du lip dub . Néanmoins, contrairement au lip dub , tous les morceaux sont inédits, écrits et composés pour l’occasion par le collectif Alamoriska. Également, les ambitions vont bien au-delà de ce phénomène éphémère de la fin des années 2000. Cette longue promenade à travers différents environnements urbains est l’occasion de laisser s’exprimer la jeunesse algérienne dans un pays qui leur accorde trop peu d’avenir.

Mis en scène de façon très intelligente, Awel Ayta ne se contente pas de récolter des témoignages chantés, mais y instille du fantastique, à travers cinq spectres, dernières traces vindicatives d’âmes d’Algériens présentés comme victimes d’un pays qui prend l’eau. Mais, que ce soit réaliste, fantastique, onirique, ou quoi que ce soit d’autre, l’objectif derrière ces images, derrière ces chansons, cette musique, est le même. Il s’agit de témoigner de la vitalité d’une jeunesse qui aspire toujours au changement, prête à militer pour ses propres droits. Elle ne souhaite pas finir engloutie dans la nostalgie de ce qu’elle ne rattrapera jamais, mais pouvoir se réaliser malgré les limites de la situation dans laquelle elle est ancrée. Ce n’est pas que de l’idéalisme, même si une petite dose d’utopie n’est jamais à exclure, mais le cri d’une génération qui a les pieds sur terre et est consciente d’elle-même. Awel Ayta appartient donc aux histoires qui méritent d’être racontées, et surtout entendues. Elle ne concerne pas seulement la jeunesse algérienne, mais est susceptible de toucher celles de nombreux pays confrontés à des situations semblables. C’est un message universel. La      quête de sa propre existence signifie assumer le passé être passé sans oublier ( Bablinga ), assumer les ambiguïtés liées à sa propre identité ( Le corps poreux ), regarder en face cet autre soi que la société cherche à imposer par ses traditions et normes ( Black Mamba ), mais surtout assumer cette vie présente, malgré les turpitudes, continuer à rester unis, malgré les dissensions ( Awel Ayta ).

Avoir les pieds sur terre, ce n’est pas rêver de s’en aller au point de remodeler le monde à la guise des imaginaires. Ce n’est pas, comme Moussa dans Une place dans l’avion de Khadidiatou Sow, courir après le fantasme d’un billet d’avion gratuit pour l’Europe, avec un travail à la clé une fois à destination. Ce très sympathique court-métrage, bourré d’humour et de douce folie, incite souvent à      rire. Mais il n’évite pas les relents d’amertume qui planent autour de ce genre de récit. Les scènes improbables y sont légion, au point de ne plus savoir faire la part entre l’imaginaire et la réalité, mais cette dernière finit néanmoins par percer. Difficile, voire cruelle, elle se matérialise par le grillage qui sépare l’univers de Moussa du tarmac, qui le coupe des ailes qui pourraient le conduire ailleurs, vers la richesse et la prospérité. Elle se matérialise par sa femme qui cherche, en rappel à sa vie quotidienne, à le rattraper pour qu’il mange son déjeuner, un yassa poulet. Une place dans l’avion ressemble ainsi à un pendule qui oscille dans multiples directions, parant ses quinze minutes de multiples scènes mémorables, mais toujours par rapport à un centre dont il ne se détache jamais. Peut-être que Sékou Touré, dont Olivier Tarpaga nous avait rapporté ses paroles , avait raison, et qu’il faut préférer apprendre à marcher, plutôt que d’être décidé à s’envoler.

Même rédacteur·ice :

Bablinga

De Fabien Dao
Burkina Faso, 2019
15 minutes

Le Corps poreux

De Sofia El Khyari
Maroc, 2018
6 minutes

Black mamba

De Amal Guellaty
Tunisie, 2017
20 minutes

Awel Ayta

De Rami Aloui et Nadir Mohammedi
Algérie/Maroc, 2019
17 minutes

Une place dans l’avion

De Khadidiatou Sow
Sénégal, 2016
17 minutes