critique &
création culturelle
Bienvenue en Absurdistan
Rencontre avec Erika Fatland

Lors du prélude du Festival Passa Porta 2017 , Erika Fatland avait ce je-ne-sais-quoi d’intrigant. Un plurilinguisme impressionnant. Une façon pétillante de relater un voyage en terra incognita . Sovietistan a cet équilibre entre cocasses anecdotes personnelles et faits – histoire, traditions, vision politique – qui rend les itinérances fascinantes. De quoi reléguer Borat aux pantalonnades et nous donner plutôt l’élan de passer les frontières d’Asie Centrale avec cette auteure et anthropologue sociale norvégienne.

« Vous avez du porno, mademoiselle ? » s’enquit le douanier entre deux âges en m’observant attentivement.
Je secouai la tête.
« Des bibles ? De la propagande religieuse ? »
Je secouai de nouveau la tête.
Par acquit de conscience, il demanda à inspecter tous les livres et toutes les photos que j’avais avec moi. Il examina minutieusement chaque photo prise avec mon téléphone mobile. De temps en temps, il reprenait ses questions : C’est Oslo ? Il fait froid en hiver ? C’est votre mère ? Quand il aperçut l’application German Gender , dont l’icône représente les symboles de l’homme et de la femme sur le drapeau allemand, son visage s’éclaira comme celui d’un adolescent. Il toucha l’icône et les choix de réponses apparurent : Der, Die, Das .
Pour sauver la face, il essaya quelques mots. Autant d’échecs.
« Vous voyagez seule ? »
Je hochai la tête.
« Vous n’avez pas peur ?
– L’Ouzbékistan n’est quand même pas un pays dangereux ? répliquai-je.
– Non, ici , c’est sans risque, mais… » Il fit signe de tête éloquent vers le côté kirghiz. « , c’est dangereux. Très dangereux. »

Qu’est-ce qui vous donné l’envie de visiter ces  pays1 ?
J’étais guidée par la curiosité. J’aime beaucoup voyager : après avoir fini le lycée, j’avais notamment fait un séjour en Inde et au Népal et c’était aussi intéressant qu’exotique, mais il y avait d’autres backpackers partout, tous guidés par le Lonely Planet (rires). J’avais envie d’aller dans des pays un peu plus inconnus.

Est-ce que la mauvaise réputation – entre autres politique – de ces régions vous a aussi encouragée à aller voir sur place par vous-même ?
Je crois qu’en réalité, ils n’ont pas de réputation du tout ! L’Asie centrale m’attirait aussi par sa grandeur et à cause du fait que ce sont des pays où les cultures d’origine étaient la plus différente de la culture russe. Je m’interrogeais sur leur sort après la chute de l’Union soviétique : ça fait déjà vingt-cinq ans qu’ils sont indépendants ! J’ai rapidement eu l’idée du titre – que je trouvais bon – mais je pensais qu’il existait sûrement déjà un livre qui le portait. J’ai fait une recherche : non seulement aucun livre ne portait cet intitulé, mais aucun non plus ne traitait de ce sujet. C’était une chance !

Vous vous étiez déjà penchée sur la prise d’otages de Beslan et sur la tuerie d’Utoya2 . Ici, vous nous donnez à lire un récit de voyage hybride, à la fois très documenté et personnel.
J’ai gardé en tête pendant toute la rédaction que même une très bonne recherche n’aide pas à faire un bon livre. La seule chose qui compte, c’est que ce soit bien écrit. J’ai donc imaginé chaque chapitre comme une nouvelle. J’avais déjà écrit deux ouvrages sur le terrorisme, un thème vraiment noir et lourd.  Quand on s’empare de ce sujet, de celui d’enfants morts, il faut être très précautionneux, ne jamais exagérer. Pour Sovietistan , j’étais plus libre, mon spectre était nettement plus grand. Comme c’est un monde plutôt inconnu pour le lecteur, je pensais que c’était important de le rendre vivant !

Ces cinq pays sont à majorité musulmane, mais d’un point de vue religieux, malgré des voisins comme l’Afghanistan ou le Pakistan, la région reste relativement stable.
Oui, la région est stable à ce niveau-là, malgré la proximité des pays que vous citez ou même de l’Iran. Je pense que ça vient également de l’héritage soviétique : pendant cette période, ces pays sont devenus athéistes, la religion a perdu son rôle prédominant. Au Kazakhstan et au Kirghizistan, l’Islam est venu assez tard : avant l’URSS, la religion était très mélangée aux traditions nomadiques, observée très peu strictement. Avec la guerre d’Afghanistan, dans les années 1980, il y a eu une vague radicale, surtout en Ouzbékistan, mais la peur la plus forte de tous les gouvernements d’Asie centrale, c’est celle de l’islamisme. Certaines de leurs méthodes pour éradiquer cette menace ne furent pas toujours très démocratiques. Au Tadjikistan, les policiers coupaient les barbes trop longues des hommes. En Ouzbékistan, porter des vêtements trop ouvertement religieux amène de gros problèmes.

Au cours de l’histoire, l’Asie centrale a fait l’objet de grands enjeux de conquête politique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Ces pays sont-ils encore objets de convoitise dans l’échiquier mondial ? Certains – Kazakhstan et Turkménistan – sont très riches en gaz et pétrole.
Quand on regarde la carte, on constate que c’est une région avec des voisins compliqués. Au Nord, la Russie considère encore ces pays dans sa sphère d’influence. L’Union économique eurasiatique a été poussée dès 1994 par Nazerbaëv au Kazakhstan. Aujourd’hui, le Kirghizistan , l’Arménie, la Biélorussie et la Russie en font partie. On trouve également à proximité la présence de la Chine, ce qui est très intéressant. Une maison d’édition chinoise voulait publier Sovietistan . J’ai reçu un mail de mon agent qui me demandait de leur part s’il était possible de faire des changements dans le livre. J’étais surprise : très peu de passages concernent la Chine. Le second courrier précisait que le problème touchait à toute mon approche géopolitique (rires) . Cela laisse à penser que l’Asie centrale fait aussi partie de la sphère d’influence chinoise. Il y a beaucoup d’investissements de leur part au Kazakhstan, avec la nouvelle route de la soie . On pourrait dire qu’il y a un nouveau Grand Jeu entre ces deux grandes puissances.

Comment expliquer le fait que le président Sarkozy ait reçu le président turkmène à l’Élysée en 2010 ?
Il y a une importante présence française au Turkménistan : la société Bouygues a la mainmise sur beaucoup de marchés. Je ne sais pas s’il y a eu une enquête de leur part sur la corruption, mais l’opérateur norvégien de télécoms Telenor a fait l’objet d’un gros scandale en Ouzbékistan, impliquant Gulnara Karimova, la fille du président. Il y aurait certainement des sujets à faire sur ces accointances troubles entre entreprises européennes et gouvernements d’Asie centrale. Le Turkménistan est un des pays les plus corrompus au monde mais il est presque impossible de pénétrer dans ce pays en tant que journaliste. Le culte de la personnalité du président Berdymoukhamedov est assez proche de celui de Kim Jong-un : il veut être considéré comme un cavalier hors-pair, comme un chanteur de charme quand il joue de la guitare devant un parterre d’ouvriers, etc. Pendant mon séjour, tous les étrangers ont été fouillés sévèrement aux frontières après sa chute de cheval lors d’une compétition, afin qu’aucune information ne filtre sur cet incident.

Il vous arrive plusieurs fois d’être apostrophée en tant que touriste norvégienne, dans la presse écrite ou à la télévision. Ne se sent-on pas tiraillée de devoir cautionner « pour la forme » des régimes qu’on dénoncera ensuite dans un livre ?
Oui, c’est un peu absurde ! J’ai dû entendre ma propre voix dire : « C’est très bien ici au Turkménistan. » J’ai découvert dans le journal un article où Erika Fatland, norvégienne, vantait les mérites de la race équine locale. Je n’avais jamais répondu à aucune question, mais sans doute l’agence voulait-elle se faire bien voir sur mon dos. À cause de cet article, les gardes à la frontière se sont montrés très suspicieux : pourquoi donc y avait-il une interview avec moi ? Qui étais-je donc ? En Ouzbékistan, c’est la première chose qui m’arrive : une journaliste me saute dessus pour me demander de témoigner au sujet de l’industrie locale. J’ai beau protester que je viens d’arriver, elle insiste pour savoir ce que j’ai vu sur le chemin (rires) .

Erika Fatland – Photo de Berit Roald.

Intéressons-nous au sort des femmes. Vous mentionnez celles qui au Tadjikistan sont répudiées quand leurs époux partent en Russie pour y travailler puis s’y remarient.
Bien sûr, je suis heureuse de ne pas être née femme dans ces pays-là. Je pense que la situation est devenue meilleure avec l’Union soviétique. Avant ça, en Ouzbékistan, les femmes portaient le voile et ne pouvaient pas sortir seules de la maison. Elles n’avaient pas le droit à une éducation, ou de travailler. Les communistes, eux, trouvaient important qu’elles collaborent à l’effort comme les hommes. Aujourd’hui, surtout dans les villes, les femmes ne portent pas de voile, certaines vont à l’université, elles ont des emplois. Si on compare la situation en Asie centrale avec celle de certains pays du monde arabe, c’est beaucoup mieux. On rencontre beaucoup de figures fortes, il y a même des femmes dans le gouvernement. Mais ce sont aussi des pays assez machistes : l’homme doit être fort. Je viens de voir une vidéo où Nazarbaïev, à l’occasion du 8 mars, donnait un conseil sur ce qu’on devrait dire aux femmes : « Si elle est belle,  il faut lui dire qu’elle est intelligente. Si en revanche elle n’est pas très belle, il faut lui dire qu’elle est belle. » Tout le monde riait, c’était horrible.

Vous nous parlez aussi de ces jeunes filles du Kirghizistan qui sont enlevées et contraintes d’épouser leur kidnappeur, lors d’un rituel appelé ala kachuu 3 .
Qu’importe qu’elles travaillent ou soient scolarisées, c’est un rituel qui est presque devenu « normal ». Dans les villages, j’ai interrogé pas mal de femmes : pas une d’entre elles n’avait été mariée d’une autre façon que via un enlèvement, n’était tombée amoureuse d’abord de son mari. Si ces femmes finissaient par être heureuses, ça ne serait pas un grand problème, mais j’ai rencontré tant de femmes prisonnières de leur vie que c’était très déprimant. C’est aussi une tradition qui fait du mal à certains hommes : le frère d’une des femmes avait une petite amie, ils étaient très heureux et il n’a pas pu l’épouser parce qu’elle a été enlevée par un autre. Il n’y a pas vraiment de justice pour statuer sur ces crimes-là. Théoriquement, c’est interdit, mais ça se passe tous les jours.

En Ouzbékistan, un nouveau président vient de remplacer celui  qui était en place depuis l’indépendance. Mais Chavkat Mirzioïev était le Premier ministre de l’ancien, Islam Karimov. A-t-on espoir qu’un jour la situation démocratique de ces pays puisse s’améliorer ?
L’avenir est difficilement prévisible dans ces régions mais compte tenu de ce que j’ai pu voir, je ne suis pas optimiste. Au Kazakhstan, la situation sera intéressante à observer après la mort de Nazarbaïev : il impose un régime autoritaire, mais il est assez populaire. On pourrait parler de « dictature éclairée ». Économiquement, il a pris de bonnes décisions pour son pays. Les conditions sont calmes pour l’instant, mais il y a tout de même des problèmes ethniques entre Ouzbeks et Kazakhs, entre Kazakhs et Russes. La situation pourrait changer assez vite. Vous venez de parler de la transition peu en rupture en Ouzbékistan. Au Turkménistan, après la mort de Türkmenbaşy, il y a eu une minuscule ouverture : les gens ont désormais accès à internet (mais ni à Youtube ni à Facebook). Au Kirghizistan, la situation est compliquée, mais les élections sont tout de même démocratiques.

À la suite de Sovietistan , quelle a été l’impulsion pour ce nouveau livre que vous êtes en train d’écrire en résidence à Passa Porta ?
J’ai eu l’idée il y a trois ans, pendant la rédaction de Sovietistan : je me demandais ce que j’allais faire après. Une nuit, j’ai fait un rêve : je me promenais sur la frontière russe. Le projet était très clair pour moi. J’avais le titre, la Frontière . J’ai à nouveau fait des recherches pour savoir si ça existait déjà. Et par chance, non ! Ça me semblait intéressant : de la Norvège à la Corée du Nord, on trouve cette seule Russie, énorme. Je me suis demandé ce que ça faisait d’être le voisin d’un tel pays, historiquement et aujourd’hui. La relation est d’office existante, mais est-elle bonne ou non ? La Norvège est le seul pays parmi les quatorze voisins qui n’a jamais été ni en guerre ni occupé par la Russie. Là, je viens à nouveau d’écrire sur le Kazakhstan!

Quel est votre meilleur et votre pire souvenir de voyage ?
C’est une question difficile. Les belles rencontres ont été nombreuses. Mon jeune guide dans la vallée Yaghnob, Muqim, on ne pouvait que l’aimer ! Toutes ces conversations improvisées dans le Pamir, dans le village kirghize me laissent d’intenses souvenirs. Je suis venue là comme une étrangère, personne ne savait que j’allais venir, mais les gens ont vraiment ouvert leur cœur pour me raconter leur histoire. Le pire, c’est sans doute ce voyage en train au Kazakhstan… C’était vraiment terrible. Je ne m’imaginais pas que j’allais refaire ce trajet infernal (rires) . Mais c’était très intéressant – même si encore plus long – la deuxième fois : j’ai fait une recherche un peu différente. Je suis allée dans un village dans les montagnes, très proche de la frontière russe. Là, le nationalisme était très fort, vivant.

Quel est votre meilleur et votre pire souvenir de voyage ?
C’est une question difficile. Les belles rencontres ont été nombreuses. Mon jeune guide dans la vallée Yaghnob, Muqim, on ne pouvait que l’aimer ! Toutes ces conversations improvisées dans le Pamir, dans le village kirghize me laissent d’intenses souvenirs. Je suis venue là comme une étrangère, personne ne savait que j’allais venir, mais les gens ont vraiment ouvert leur cœur pour me raconter leur histoire. Le pire, c’est sans doute ce voyage en train au Kazakhstan… C’était vraiment terrible. Je ne m’imaginais pas que j’allais refaire ce trajet infernal (rires) . Mais c’était très intéressant – même si encore plus long – la deuxième fois : j’ai fait une recherche un peu différente. Je suis allée dans un village dans les montagnes, très proche de la frontière russe. Là, le nationalisme était très fort, vivant.

Même rédacteur·ice :

Erika Fatland

Écrit par
Traduit du norvégien par Alex Fouillet
Roman
Gaïa Éditions , 2016, 496 pages

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