critique &
création culturelle
Jamais à court de nouvelles

À emporter dans vos malles ou pour vos temps creux en attendant le métro, une sélection subjective de trois recueils… ou comment voyager par la bande et vous amouracher des formes courtes !

Si chacun aujourd’hui goûte sans bourse trouer au dépaysement grâce aux vols low cost , aux logements Airbnb ou aux restaurants qui mettent à la carte banh bao , kebbeh ou empañadas , il semblerait que nous soyons restés malgré tout plus frileux lorsqu’il s’agit de livres. Acclimatés aux grands espaces américains, cadenassés dans nos périmètres urbains, habitués aux polars que nous trouvons de la grande surface au desk d’aéroport, quelle place laissons-nous encore à la bibliodiversité ? À l’heure où chacun cherche non pas son chat mais une lecture de plage, il nous a semblé important de nager quelque peu à contre-courant en vous proposant des titres hors-rail et en mettant à l’honneur trois maisons d’édition qui contribuent à promouvoir les auteurs étrangers.

On sait gré aux éditions Cambourakis d’assurer sans relâche un rôle de passeurs d’une littérature européenne de qualité. D’avoir notamment contribué à nous faire (re)découvrir les auteurs hongrois (Frigyes Karinthy, Dezsö Kosztolanyi, László Krasznahorkai et son térébrant Guerre et Guerre ) ou grecs (Nikos Kazantzakis, Aris Alexandrou et sa Caisse étonnante) et de s’être montrés friands de sensations norvégiennes (Torborg Nedreaas et l’immense Tarjei Vesaas).

Willy Kyrklund

L’auteur qu’ils nous donnent à lire ici est de nouveau scandinave, mais avec un profil hybride : si Kyrklund est en effet né à Helsinki en 1921, il est suédophone1 . Solidement nourri dès son jeune âge aux langues anciennes – mais abhorrant tout le patriotisme que peuvent véhiculer les grands récits épiques et sceptique quant à la valeur de l’enseignement – puis par choix à l’arabe, au russe, au chinois, au sanskrit et au persan, notre homme a aussi le goût du voyage, surtout lorsqu’il s’agit de s’éloigner de cet Occident chrétien pieux et pétri de classicisme idéaliste. Autant de traits de personnalité qu’on retrouve dans ce premier recueil qui, s’il fut publié en suédois en 1948, a toujours quelques féroces leçons à nous donner sur une certaine absurdité de l’existence.

Pronostic vital engagé , nouvelle liminaire, nous confronte au grand désarroi de tout un hôpital militaire lorsque son personnel est contraint d’accueillir une blessée civile au seuil de la mort alors que ce cas de figure n’est envisagé par aucune instruction. Contre toute morale édifiante, Abel Amatus Ohmberg se joue de la parabole des frères ennemis, faisant du « bûcheur, la fierté de sa maman, le premier de la classe, l’espoir de l’établissement » un besogneux revanchard et de son persécuteur d’enfance un génie qui ne demandait qu’à s’améliorer et à éclore. Lorsque Julius, le Rouleau compresseur du titre, pénètre à Pré-fleuri, nul ne peut imaginer les conséquences tragiques que pourra provoquer cette machine, bientôt en roue presque libre sur un parcours circulaire. Et il y a fort à parier que l’empereur de Cappadoce ne découvrira pas que la magnificence des fleurs et le pas paisible des promenades de ses courtisans du haut de la Tour de porcelaine à trois étages qui lui a été offerte par l’empereur de Chine… mais comprendra-t-il quel sage message cherchait à lui délivre son homologue ?

Artiste incompris, homme qui ne sera jamais aussi grand qu’il le souhaiterait, jeune et jolie campagnarde convoitée qui se laisse séduire par des caoutchoucs aux pieds d’un inspecteur par temps sec ?  Kyrklund se gausse sans ménagement de nos ambitions gonflées et de nos faiblesses apparentes, dézinguant au passage certaines formes littéraires en leur donnant un coup de vis retors.

Le Rouleau compresseur et autres nouvelles
Écrit par Willy Kyrklund
Traduit du suédois sous la direction d’Elena Balzamo
Éditions Cambourakis, 2018
160 pages

Depuis 1992, les éditions Chandeigne sont un comptoir notoire pour les récits de voyage (avec la collection Magellane) mais constituent aussi un des relais les plus précieux de la littérature lusophone, tant classique que contemporaine, en terre francophone. Si l’on trouve évidemment Fernando Pessoa au catalogue ( Lisbonne revisitée , Anthologie essentielle , la Mort du Prince ), il est loin d’être le seul : Gil Vicente (premier dramaturge « littéraire » portugais), le poète Herberto Helder ( le Poème continu , anthologie en version bilingue) ou les Sonnets de Camões sont aussi des briques qui font la singularité de cette maison gérée par une petite équipe. On notera que toutes les terres où le portugais est parlé sont à l’honneur, tant le Brésil (Guimarães Rosa et son Mon oncle le jaguar et autres histoires ou la colossale la Poésie du Brésil , anthologie bilingue, du XVII e au XX e siècle) que l’Angola (Manuel Rui), ou le Mozambique (Mia Couto).

Valério Romaõ est né en France en 1974, puis retourné au Portugal à l’âge de dix ans. Cela constituera pour lui une sorte d’entre-deux déraciné (considéré comme Portugais à Clermont-Ferrand et comme Français à Tavira) qu’il ne vivra pas facilement. Les éditions Chandeigne ont publié de lui en 2016 son bouleversant roman polyphonique Autisme , qui a fait partie de la sélection du prix Fémina. Suite à l’accident d’Henrique, un garçon atteint d’autisme, ses proches se retrouvent confrontés aux non-dits, à la froideur de l’accompagnement médical et psychologique et à la solitude viscérale.

C’est encore ces liens aussi primaux que contrariés, cette difficulté intrinsèque à communiquer avec ceux qui sont chair de notre chair qui noyautent son recueil De la famille. Chaque foyer – comme chaque texte – est ici un corps fiévreux, souffrant, pris dans le chaos de la langue et de la vie, secoué par les fluides, les afflux de sang comme de mots. Comme chez Makenzy Orcel, la phrase est un torrent qui véhicule le sens et le fait cascader, bouillonne, accumule du limon tantôt sain, tantôt vicié, avant le ressac.

En témoigne la très puissante première nouvelle Dans l’impasse de l’aorte , où un chirurgien, désespéré de n’avoir su détecter une malformation de la valve mitrale chez sa fille Rita – séparé de sa femme, il ne voyait la petite qu’en pointillés – finit par en apercevoir les mêmes symptômes partout jusqu’à l’erreur médicale. Dans À mesure que nous avons récupéré Maman , un père laisse tout partir à vau-l’eau au décès de sa femme, négligeant même la santé de ses enfants, jusqu’à ce qu’un des fils, doué en imitation, se substitue au creux abyssal laissé par la mère. Mais au nom de l’harmonie familiale, combien de temps peut-on faire cohabiter ces deux sphères si antagonistes, celle du dehors où le deuil est avéré et celle du dedans où cette troublante résurrection factice se rejoue chaque soir ? Dans Peu à peu on a oublié grand-mère , pris dans le tourbillon d’une vie de famille nombreuse, un garçon se réfugie dans la grâce et la quiétude de son aïeule atteinte d’Alzheimer quand tous, aspirant à être débarrassés du fardeau, la verraient bien placée.

Dans ces nouvelles où tous les chiens, caniches nains comme féroces molosses, s’appellent Nero et où la séparation, la maladie et la mort guettent, chacun devra trouver dans la vivacité des phrases de Romão ses appels d’air, véritables branchies de survie comme celle de ce singulier grand-père salvateur.

De la famille
Écrit par Valério Romão
Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues
Éditions Chandeigne, 2018
176 pages

Ancrées à Bordeaux et menées tambour battant par Olivier Demestre, les éditions do sont « nées du désir de faire entendre des voix nouvelles venues de différentes langues, en particulier en regardant du côté des formes courtes ». Un programme audacieux s’il en est, tant on sait qu’en terre francophone, les nouvelles ont parfois du mal à se frayer un chemin pavé d’hortensias. Mais pour notre plus grand plaisir, la hardiesse paie parfois : Comment j’ai rencontré les poissons , recueil aussi tendre que drôle du Tchèque Ota Pavel, s’est frayé un très beau succès tant du côté des prescripteurs (il a remporté le prix Mémorable 2017 des librairies Initiales) que du public. Au sein de ce catalogue éclectique, on vous conseille également Comment ne pas tuer une araignée d’Alex Epstein, bible de sagesses de poche et autres délicieux poèmes en prose mais aussi Hommes sous verre de Sarah Rose Etter, flacon de granules acidulées saupoudrées d’un zeste de malaise, où les personnages masculins sont comme sous perfusion et les femmes contaminées par leur propension à en prendre soin.

Joanna Walsh | © Lauren Elkin

Joanna Walsh est de ces voix singulières qu’il est bon de voir apparaître sur la scène littéraire contemporaine. Doctorante à l’université d’East Anglia, à Norwich, en Angleterre, on lui doit notamment le hashtag #readwomen en 2014. Elle participe notamment participé à plusieurs revues en tant qu’éditrice littéraire ( Catapult.co , 3 :AM ) et par ailleurs exercé en tant qu’ illustratrice. Vertige est son premier ouvrage traduit en français et vient de paraître en anglais Break.up , roman autofictionnel qui se joue des frontières du genre.

Paré de perles et d’huîtres (références visuelles à la nouvelle Vagues* , en français dans le texte, où la dégustation – avec ou sans vue, réelle ou métaphorique – se fait attendre), Vertige est un recueil qui décille ses héroïnes, les rend douées d’un female gaze aussi hyper-analytique que lucide, jaillissant aux moments les plus anodins. À quels rôles (in)conscients sont donc assignées les femmes ? Aux Jeunes Mères , on réservera les objets en plastique neuf, lisse, afin qu’elles ne se blessent pas. À la femme qui quitte son mari – « toujours trop jeune […] maintenant trop vieille » – dans Fin de collection* (à nouveau en français dans le texte) devrait échoir une robe rouge, sauf qu’il est impossible d’en trouver une au Bon Marché, cet endroit « il ne peut rien vous arriver de mal ».

Cantonnées à des bulles auxquelles elles se sont résignées, en position incertaine lorsque leur couple se brise, toutes ces protagonistes font de cette prise de conscience de leur fragilité un territoire intime à scruter dans le moindre recoin, et reprennent de cette manière le pouvoir par la minutie de leurs observations, ordonnées avec soin comme leur penderie. Walsh les façonne empêchées de penser grand mais clairvoyantes quant à la marche à suivre, inéluctablement :

« Le mieux à faire, c’est de continuer à remuer les bras et les jambes et de regarder les vagues, presque comme si on avançait. Comme ça, le désespoir se renverse rapidement en bonheur, avant de se renverser de nouveau en désespoir. »

Vertige
Écrit par Joanna Walsh
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Véronique Béghain
Éditions do, 2018
136 pages

  1. (Ré)endosser sa propre histoire grâce à l’autoportrait
  2. Une chanson folk matière mouvante
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