Une chanson folk
matière mouvante
Quand le journaliste musical Greil Marcus passe The Ballad of Hollis Brown (Bob Dylan), Last Kind Words Blues (Geeshie Willey) et I Wish I Was A Mole In The Ground (Bascom Lamar Lunford) au tamis de l’Amérique, il en sort autant d’or que de matière à penser.
Si par on ne sait quel heureux sort la Dylanmania vous gagnait subitement, vous ne pourrez d’ailleurs pas décemment vous passer de lui : La République invisible : Bob Dylan et l’Amérique clandestine (Denoël – 2001), Like a Rolling Stone : Bob Dylan à la croisée des chemins (Galaade – 2005) ou Bob Dylan (Galaade, 2013) sont de ces ouvrages d’envergure qu’on pose avec bonheur dans une bibliothèque et auxquels on revient goûter. Vous seriez également bêtes de passer à côté de Lipstick Traces , livre culte qui voit se croiser Dada, les gnostiques, Guy Debord et les punks.
Inflexion
Three Singers, Three Songs, Three Nations est un ouvrage hybride, tissé au fil de cours délivrés par Marcus, amélioré par les remarques de ses collaborateurs, étudiants ou du public de ses conférences. On l’entame par Inflexion, avec la figure la plus étincelante des trois, Robert Zimmerman (vrai nom de Dylan) lui-même et son morceau Ballad of Hollis Brown , qui sera enregistré sur l’album The Times They Are A-Changin’ en 1964.
En mai 1963, notre Bob participe à une émission du présentateur John Henry Faulk (au prénom prédestiné, qui croisera notamment Alan Lomax et sera accusé à tort d’être communiste), Folk Songs and More Folk Songs ! Le revival folk est alors à son apogée, les clubs sont nombreux à célébrer cette musique et le Festival de Newport (qu’on verra notamment dans le documentaire No Direction Home de Martin Scorcese) une vraie Mecque.
Sur le plateau du show télé, le décor en carton-pâte comporte bien des crânes de bétail, des rochers et des chariots, et un « train qui file à travers la plaine » tandis que les Brothers Four gratouillent gentiment leurs instruments. D’autres – Les Staple Singers, Carolyn Hester – leur succèdent. Arrive enfin le pic dramatique de la diffusion.
D’abord hors-champs, Bob Dylan déroule son récit terrifiant sans pathos, d’une façon lancinante et sobre. Dans une ferme du Dakota du Sud à l’écart de la ville, Hollis Brown voit sa propriété tomber en ruine. Ses cinq enfants et sa femme ont oublié comment on sourit à force d’avoir faim et ne peuvent s’empêcher de lui tirer sur la manche, surtout le petit dernier avec ses yeux fous. Autant dire que le cultivateur se demande à quoi bon encore respirer quand le puits est vide, que les rats se sont emparés de sa farine avariée. Toutes ses plantations sont noircies et le cheval est malade, alors, vraiment, à quoi bon ? Le morceau s’achève sur le dernier dollar qu’il lui reste, et les sept coups de feu qui retentissent, laissant implacablement l’audience dans le doute : il se pourrait que cette histoire macabre et inéluctable soit vraie. Qu’elle ait pris place, il y a plus de trente ans, pendant la Grande Dépression.
Peut-être qu’à la lecture de ces lignes, il vous sera également revenu des images de Walker Evans ou de Dorothea Lange. Marcus rappelle pourtant que les nuées de criquets et toute la misère du monde s’abattaient déjà sur le Wisconsin en 1890, en particulier sur Black River Falls dans le Jackson County , patelin où proliférèrent quantité d’âmes démentes . Dylan est parvenu à faire de sa Ballad of Hollis Brown un morceau qui semble avoir été collecté au cœur même des dustballs , un de ces traditionals qui font enfler les légendes – comme celle de Stagger Lee ou John Henry – pas une pièce originale alors que c’est pourtant le cas.
Il n’aura pas toujours le ton juste pour la chanter, pour rendre ce fermier, sa femme et leurs cinq enfants si tangibles (sous cette rythmique qui emprunte à Pretty Polly ) qu’il en devient lui-même transparent, filtre seulement nécessaire à l’apparition des protagonistes. Si tangibles malgré leurs os saillants que votre cœur se serre quand surviennent les détonations.
Le morceau est fait d’une étoffe si fine et si aisément inflammable que Nina Simone s’en empare pour dès 1965 pour placer ses concert sur les braises. Suivront aussi une interprétation de Billy Childish, éructée, ou de Stephen Stills, à la guitare coupante. Mais selon Marcus, Iggy Pop emporte la mise, en rendant à la chanson cette aridité qui la rend létale.
Disparition et chute dans l’oubli
L’histoire du folk et du blues est peuplé de figures oubliées, auteurs de 78 tours pressés à si peu d’exemplaires que leurs noms se sont littéralement évaporés de l’histoire. Si cette quête de fantômes nés une guitare à la main et tombés en poussière d’oubli vous passionne, on commencera par vous conseiller le beau roman retors d’Hari Kunzru, White Tears .
À la suite de Greil Marcus, nous nous engouffrerons ensuite sur les traces presque imperceptibles de Geeshie Wiley. La chanteuse et guitariste n’a, à la connaissance des musicologues, enregistré que 6 chansons, au cours d’une unique séance, à Grafton (Wisconsin) en 1930. Skinny Legs Blues , Motherless Child Blues , Over To My House , Pick Poor Robin Clean , Eagles on A Half et Last Kind Words (point d’entrée de la recherche de Marcus) pour le compte de la Paramount, à l’époque filiale de la Wisconsin Furniture Company.
Dès 1926, la maison de disques s’est engouffrée dans le créneau de la musique noire, à destination d’un public lui aussi afro-américain. Sur les sillons, s’inscrivent tous ceux, essentiels, que le Delta a fait jaillir à l’époque : Charley Patton, Blind Lemond Jefferson, Skip James ou Son House sont bien entendu du lot. Par contre, la réputation des pressages est considérée comme désastreuse, au point qu’une rumeur dit que les gamins se servaient de certains exemplaires défectueux pour faire des ricochets dans le fleuve. Sur les enregistrements de Geeshie Wiley et L.V. Thomas, sa partenaire, boue et fumée de la matière du disque constituent selon Marcus un bruit de fond qui « donne l’impression que la chanson peut disparaître dans l’éther à tout moment ».
Jusqu’en 2014 et un longform de John Jeremiah Sullivan pour le New-York Times personne ne savait rien sur ces deux femmes liées par la musique, malgré des recherches antérieures. Toutes avaient fait chou blanc sauf pour Mack McCormick, qui en 1961, supputant la localisation correcte – si pas des deux femmes mais d’au moins une des deux – au Texas, avait mis la main sur Elvie (« L.V. ») Thomas, à proximité de chez lui. Passée du blues au gospel et à l’église, la chanteuse a permis à l’érudit d’en apprendre davantage sur elle, mais aussi quelques données éparses sur sa compagne. Mais il faudra attendre plus de 40 ans pour que ces données ressurgissent et permettent de reconstituer un rhizome ténu autour de l’interprète de Last Kind Words .
Autant de mystère qui ont attiré autant les curieux (tombés sur la compilation du label Mississipi Records qui porte ce nom) que les nouveaux interprètes de ce morceau, parmi lesquels Rhiannon Giddens des Carolina Chocolate Drops. Mais ce qui en a aussi fait la popularité – aussi poignante que souterraine, c’est le fait que le dessinateur Robert Crumb, pourtant misanthrope notoire mais vrai féru de 78 tours, mette ce disque sur sa platine lors du tournage du documentaire qui lui est consacré , et ne puisse s’empêcher d’exprimer une émotion forte – et son amour des « gens simples » – dès l’écoute des premières notes.
Le monde sens dessus dessous
On l’a vu avec Bob Dylan, un morceau folk peut prendre des masques et des faciès ô combien divers, se vêtir d’ancien quand il est neuf, sonner clinquant lorsqu’il est tombé de l’œuf il y a plus de 100 ans de cela. Une seule interprétation peut être un sésame vers l’immortalité ou vers la tombe précoce.
Le troisième cas qu’envisage le musicologue est celui d’un morceau traditionnel, I Wish I Was A Mole In The Ground , enregistré par Bascom Lamar Lunsford en 1928 et repris ensuite dans la célèbre Anthology of American Folk Music d’Harry Smith, publiée par le label Folkways en 1952. C’est le véritable pan de bravoure d’un juriste et collecteur de chansons de Caroline du Nord, à qui l’on doit aussi la création du festival Dance and Folk d’Ashville, où il se produira pratiquement jusqu’à sa mort. C’est aussi le genre de morceau qui échappe à l’interprétation unique et Greil Marcus s’entendra bien à le démontrer : cet homme qui délivre ces notes de banjo – un instrument qui ici galope presque à contre-courant – veut-il réellement devenir taupe ? Que la version dise « I’d turn this world around » ou « I’d root this mountain down », elle est dans les deux cas le signe d’un renversement de pouvoir, d’un monde cul par-dessus tête, d’un acte éminemment politique.
Au-delà de ses paroles plutôt aisées à retenir à et à détourner à sa guise, c’est sans doute ce qui l’a transbahutée dans les mémoires, jusqu’à ce que s’en emparent des figures du revival folk comme Jackson C. Frank en 1965 puis à sa suite Marianne Faithfull (en 2009), ANBB (Alva Noto + Blixa Bargeld) sur Mimikry en 2010 ou même Timber Timbre qui n’en garde qu’un sorte de silhouette évanescente.
L’auteur, en vrai conteur aux fenêtres toutes ouvertes, en rappellera aussi la dimension amoureuse : si le narrateur en a semble-t-il bavé, il promet toutefois à la belle Tempe (ou Kimbie dans les versions postérieures), à qui il conseille de laisser ses cheveux détachés, de lui ramener un châle à neuf dollars… cet accord tacite ne constituerait-il pas le début d’une tractation sensuelle ?
L'été d'Anne-Lise RemacleQu’ils aient laissé des stigmates, qu’ils aient été effacés par le vent ou popularisés par des interprètes plus contemporains, les airs anciens charriés depuis les Appalaches jusqu’au Mississippi, entre désespoir rural, amours déçues, charge antisystème vous mèneront tout droit vers une descente en rappel dans un puits sans fonds. Nous espérons qu’avec Greil Marcus comme solide sherpa aussi érudit qu’exalté, passionnant que documenté, vous aurez vous aussi envie de vous jeter à l’eau, pour quelques heures ou toute une vie.