critique &
création culturelle
Ça va aller, tu vas voir
À quoi ressemble l’apocalypse ?

Une Grèce en crise, des individus pris dans les affres de la pauvreté. Karoo vous propose une critique du recueil de nouvelles grecques Ça va aller, tu vas voir de Christos Ikonòmou, paru chez Quidam en 2016.

La littérature est le produit d’une époque, d’une société et de leurs misères. Rendre partageable l’expérience de la pauvreté, au-delà d’une description quasi sociologique de la détresse matérielle, est en soi une prouesse. Cela l’est encore plus quand on a pour sujets des gens qui existent, qui vivent, souffrent et rient à quelques centaines de mètres, à quelques kilomètres peut-être de sa porte. Christos Ikonòmou s’est lancé, en racontant dans une quinzaine de nouvelles les petites histoires de la misère du Pirée, le port d’Athènes.

Ça va aller, tu vas voir . On se demande, pendant la lecture : est-ce que ça va aller ? Peut-être. Sûrement pas. Mais après tout, ça fait du bien de l’entendre ! Publié en 2010, le recueil d’Ikonòmou parle d’une Grèce en basculement – l’avant et l’après crise. L’avant, il ne faut pas croire, ce n’était pas lumineux. En fait, c’est assez fascinant de découvrir qu’on s’est acharné sur un pays déjà bien mal en point. Le chômage, les factures qui s’empilent, une précarité existentielle : l’inquiétude de vivre, ne pas savoir si, demain, on pourra payer l’eau, l’électricité, la nourriture. Ce n’est pas la mort le problème – on sait qu’on sera toujours là – mais bien la vie – comme lui survivre ? Comment affronter ce monolithe, ce fait si lourd, étouffant, si grand qu’on est bien peu face à lui ?

Les personnages d’Ikonòmou analysent rarement leur situation. Ils la vivent, c’est déjà beaucoup. Ce qui fait leur commun, c’est une lutte immédiate et perpétuelle, parfois dérisoire, parfois bouffonne. Il faut bien rire ! Le « peuple » dépeint ne croit plus à la politique, ce qui fait son existence et son unité, c’est la débrouille, ce sont les rares moments d’entraide, les histoires qu’on se raconte au-dessus d’un feu, avant l’aube, devant une maison médicale. C’est l’ombre protectrice d’un voisin, c’est le coup de main d’une parente, c’est l’amour, parfois, seulement parfois, mais c’est important. « Quand on n’a que l’amour », chantait Brel… La pauvreté du Pirée, c’est un monde déjà effondré qui s’effondre encore.

Il n’y avait pas assez de travail ? Il y en aura moins ! L’État était déjà peu efficace et miné par une corruption quotidienne ? Eh bien, on va le vendre, morceau par morceau ! Ironie de l’Histoire (mérite-t-elle ce « H » ?), en 2016, six ans après la parution initiale de Ça va, tu vas voir, le Pirée sera vendu à un armateur chinois. Tout un symbole. Mais revenons à l’aube des années dix de notre siècle : la Grèce est déjà dure à vivre pour ceux qui n’ont rien, ou presque rien. Et voilà la crise, la découverte de l’ardoise cachée par une classe politique tricheuse et imbue d’elle-même, le pays comme tous les États du Sud, prend la tempête de plein fouet.

« La fin du monde peut ressembler à ça, dis-je. Et peut-être que non. Ce n’est peut-être pas le monde qui finira, mais les humains. Les humains qui cesseront de rêver ou de dormir ou de faire l’amour ou de boire du vin ou de s’embrasser. Quelque chose dans le genre. Ce sera peut-être ça la fin. Sans météorites sans bombes atomiques sans fonte des glaces. Sans explosions séismes ou tsunamis. Non pas du dehors mais du dedans. C’est ça qui est logique. Parce que nous vivons dans le monde et pas avec le monde. Depuis des siècles nous avons cessé de vivre avec le monde. Ce serait donc injuste que le monde meurt avec nous. Très injuste. » (Dans la nouvelle « Pipol are strendj ».)

Ressemble-t-elle à ça, l’apocalypse ? Pas celle de la nature mais celle de la culture, de l’humain ? Ikonòmou la représente comme un orage qui s’avance, inexorable, lent, féroce et précédé, comme il se doit, par un calme terrible. Orage, déchaînement, mais pas seulement : dérèglement aussi. Dans ses nouvelles, le temps devient irrégulier, imprévisible. Il fait chaud en plein hiver, et puis, tout à coup, froid à pierre fendre. Étonnement, ce sont les sentiments, c’est l’essence de l’humanité des personnages, qui demeurent les plus stables. Qu’il s’agisse d’une joie rare ou d’une tristesse planante, d’optimisme incongru ou de fatalité absolue ; le livre met en avant cette « chose » qui pourrait disparaître avec la « fin du monde » ; cette chose qui derrière toutes les analyses statistiques habite l’humain. Quel nom lui donner ? Disons : ce qui nous fait rêver, éveillés comme endormis.

L’auteur capte un moment de l’histoire de la Grèce et le fige sur papier. Or, ce moment est unique et il mérite ses lettres uniques : le style d’Ikonòmou est à la fois simple et original. Parfois, la langue perd sa syntaxe. Je ne dirais pas qu’elle balbutie, non, au contraire, elle crépite, elle coule, elle crie, elle doit dire vite avant… avant que tout se termine, le recueil, la vie, le monde. C’est la même chose. Après quelques pages, le lecteur est prisonnier d’un double sentiment d’urgence et de latence ; le livre dit férocement l’attente interminable et la migraine sans fin. Parfois, c’est tout l’inverse. Les points charcutent, coupent, arrêtent net les élans. On pourrait s’attendre à une respiration mais non, ces moments sont encore plus inquiétants, ils frappent comme des poings dans le ventre.

« Brûle ça [de vieilles lettres], dit-il. Sors et brûle ça. Ne jette pas ça dans le recyclage. Dans cent ans si le monde existe encore les humains sauront tout sur nous qui vivons maintenant. Il n’y aura plus rien à découvrir. Ils auront tout devant eux stocké dans des ordinateurs ils sauront tout sur nous. Tu y as déjà pensé à ça ? Dans cent ans il n’y aura plus de passé. Et quand je dis cent. Ça se fera bien plus tôt. Oui. Le temps sera un présent sans fin. Tu y as déjà pensé ? Même nos ordures existeront encore. C’est pour ça que je te dis. Faut se dépêcher de détruire tout ce qu’on peut. La mémoire sans vides ce n’est pas de la mémoire. C’est la mort. Sors et brûle ça. » (Dans la nouvelle « Sors et brûle ça ».)

La mémoire. Oui, Ça va aller, tu vas voir est aussi un livre mémoire, celle du présent. Paradoxalement, il était en avance et touchait, dès 2010, le cœur d’une misère qui allait, par la suite, devenir de plus en plus dure et de plus en plus banale. Il faut remercier l’éditeur Quidam et le traducteur Michel Volkovitch (dont on peut lire une très éclairante interview sur le site En attendant Nadeau ) de faire connaître Christos Ikonòmou au public francophone. Il est de ces auteurs qui compte pour comprendre notre époque, la société grecque et leurs misères.

Même rédacteur·ice :

Ça va aller, tu vas voir

Christos Ikonòmou
Traduit du grec par Michel Volkovitch
Quidam , 2016
228 pages