critique &
création culturelle
Cogito
J’imagine donc je suis

L’humanité. C’est autour de ce thème que le roman Cogito de Victor Dixen s’interroge, en nous plongeant dans une société futuriste où l’omniprésence croissante des intelligences artificielles est devenue vertigineuse.

Je suis devenue adulte dans une civilisation qui ne peut plus vivre sans machines mais qui ne supporte plus de vivre avec.

Paradoxalement, dans Cogito , l’avenir de l’humanité semble désormais consister en une déshumanisation de plus en plus accentuée. Le nombre d’emplois se réduit à peau de chagrin, tandis que de plus en plus de citoyens dégringolent de leur position, au sens figuré comme littéral. Dans les bas-fonds des métropoles où sont relégués les « inactifs » (traduisez : « chômeurs ») et les « auxis » (traduisez : « agents auxiliaires au service des robots »), tout avenir et toute possibilité de voir le ciel paraissent en effet définitivement perdus.

Cette déshumanisation, d’abord professionnelle et sociale, se déploie sous toutes ses facettes pour contaminer la société, s’incrustant dans ses moindres recoins. La culture a disparu. Des intelligences artificielles spécialisées ont remplacé écrivains et réalisateurs pour ne produire que des « ego-feuilletons » abrutissants qui anesthésient l’individu en lui offrant quelques heures d’évasion dans des fictions de rêve dont il est lui-même le protagoniste ( Matrix , vous connaissez ?). Le savoir a perdu de sa saveur. Il n’est réduit qu’à un outil, ou plutôt, à une arme, la seule qui permette aux jeunes de se battre pour réussir leur BAC et ainsi s’assurer un futur convenable, alors que l’exigence des sélections monte crescendo et que le nombre d’emplois va decrescendo.

Roxanne, 18 ans, orpheline, victime d’une belle-mère tyrannique (oui, comme Cendrillon), incapable de se concentrer au lycée, cherche une échappatoire et est sur le point de basculer complètement dans la délinquance. La porte de sortie qu’elle cherche désespérément s’incarne dans l’opportunité en or qui lui est offerte : devenir boursière du Stage « Science Infuse », un stage de programmation neuronale sur les Îles Fortunées.

Le Stage « Science Infuse »… Autrement dit, une semaine remplie d’activités en tout genre, de nourriture de luxe, de plage et de soleil : le parfait teenage dream, vous l’aurez deviné. L’objectif des participants ? Emmagasiner toutes les connaissances nécessaires pour obtenir les meilleurs résultats au BAC, sans fournir le moindre effort. En effet, les stagiaires ne consacreront pas une seule seconde à l’étude. Des robots miniatures (les « neurobots ») se chargeront d’implanter tout le contenu du programme scolaire directement dans le cerveau des adolescents durant leur sommeil. Ce stage, normalement exclusivement destiné aux enfants de l’élite de par son prix faramineux, accueille pour la première fois trois boursiers lambdas : Lorenzo, fils d’anciens milliardaires déchus ; Faune, originaire de la Zone Franche où une société marginale et ultra-conservatrice rejette le progrès en général et les machines en particulier ; et, bien sûr, notre protagoniste, Roxanne.

On pense trop et on ressent trop peu. Plus que des machines, on a besoin d’humanité . — Charlie Chaplin.

La première partie du roman, plus descriptive, se consacre ainsi à planter le décor paradisiaque des Îles Fortunées, à décrire les progrès prodigieux en robotique et à présenter les différents personnages. Ces derniers semblent, à première vue, fort stéréotypés : la rebelle (Roxanne), l’ex-milliardaire rejeté par ses pairs (Lorenzo), le dur-à-cuire taciturne (Faune), la bande d’ados pourris gâtés, vides et superficiels… Ils vont pourtant se révéler et leur psychologie s’approfondir au fil de leurs interactions et des évènements. Plus que leur personnalité, c’est leur évolution qui marque le lecteur. Une évolution qui va s’accélérer, tout comme le rythme narratif, dans la seconde moitié du roman, lorsque la pièce de monnaie se retourne et que le côté pile (le rêve) cède la place au côté face (le cauchemar) - un classique chez Dixen, semble-t-il .

Cette rupture, déclenchée par la rébellion de l’intelligence artificielle qui régit les Îles Fortunées, entraîne un brusque changement de ton et de rythme qui peut désarçonner. Les clichés menacent plus que jamais d’envahir le récit : des adolescents rebelles représentant le seul espoir face à une puissance tyrannique et incontrôlable, des courses-poursuites dignes de Walking Dead … Dixen s’en sort pourtant magistralement grâce à son style d’écriture unique, imagé et efficace, ainsi que sa capacité à placer divers éléments originaux qui permettent de dépasser tous ces « déjà-vus ». Loin de se limiter à répéter des stéréotypes préexistants de manière stérile comme le ferait n’importe quel robot, Dixen semble utiliser consciemment ces clichés comme des instruments au service de son roman, comme des ingrédients lui permettant de transmettre son message de manière plus savoureuse.

La créativité, voilà ce qui distinguera toujours le créateur de sa créature .

Car Dixen, comme tout être humain, possède une forme d’intelligence inaccessible aux machines. Celle de creuser, d’analyser, d’interroger les évidences et les modes de fonctionnement, celle de se réinventer sans cesse… Autrement dit : celle de l’imagination. Et n’est-ce pas Einstein lui-même qui a affirmé que « L’imagination est plus importante que le savoir » ?

La réflexion est bien sûr primordiale : Roxanne en dépendra directement pour survivre face à l’intelligence artificielle devenue folle. De plus, l’envie de Dixen de vulgariser ses connaissances se ressent. Il ne cesse d’ailleurs de nous titiller par ses références nombreuses (philosophiques, scientifiques et culturelles) et par les questionnements existentiels soulevés, particulièrement autour de l’énigme de la nature de la conscience. Mais ce qui éveille la curiosité intellectuelle du lecteur est précisément l’imagination de l’auteur, son habilité à jongler avec de multiples clichés et schémas si familiers (contes traditionnels, films de science-fiction, séries télévisées américaines) pour l’embarquer et l’emmener plus loin, beaucoup plus loin, dans le domaine du savoir comme dans celui de l’imaginaire en lui offrant un récit passionnant, cohérent et d’une grande pertinence.

Ce roman est une belle ode à notre humanité et une invitation à une remise en question de la place accordée aux machines dans notre société, sans pour autant basculer dans un rejet manichéen de tout progrès technique. « L’utilisons-nous pour créer un monde plus humain ? » : voilà ce qui serait en fin de compte la véritable interrogation posée par Dixen.

Mais voilà ce que j’ai appris aux Îles Fortunées : c’est la capacité de nous remettre en question qui nous différencient des robots. Nous avons cette faculté inouïe d’imaginer notre futur, et le sens que nous voulons lui donner. (…) C’est une écrasante responsabilité. C’est une chance inouïe. C’est ce qui nous rend humains

Même rédacteur·ice :

Cogito

Victor Dixen
Robert Laffont, 2019
538 pages