Dans le noir brillent
Un an et demi après Ariane , la journaliste et écrivaine belge Myriam Leroy nous livre un second roman très sombre, à l’atmosphère oppressante, qui nous confronte brutalement au sexisme et au harcèlement rendus plus pernicieux encore par les réseaux sociaux.
Les yeux rouges met en scène une jeune journaliste, jolie et cultivée, relativement connue du public grâce à ses chroniques radiophoniques acérées. Lorsqu’un certain Denis prend contact avec elle via Facebook, c’est le début d’une descente aux enfers. Cet inconnu se présente comme un admirateur de son travail en quête d’une discussion intellectuellement stimulante. D’abord flagorneur, Denis prend ses aises, tel un vil parasite, pour se muer en harceleur sexiste et destructeur dès qu’il se voit, pourtant poliment, « défriendé ». Débute alors une implacable campagne de diffamation sur les réseaux sociaux, chasse aux sorcières digitale dont la narratrice est la cible et Denis l’instigateur.
Autour des deux protagonistes gravite une myriade d’individus, s’alignant aux côtés tantôt de l’une, tantôt de l’autre. Le message est clair : à l’ère des réseaux sociaux, chacun se croit habilité à partager son opinion sur tout et n’importe quoi, y compris sur la vie des autres, et ces avis, parfois malheureux, pèsent lourd dans la balance émotionnelle des victimes de harcèlement. Les prises de position affirmées de ces intervenants, pourtant extérieurs, sont le véritable engrais de cette persécution.
En progressant dans ma lecture, j’ai senti croître un malaise dû d’un côté à un sentiment d’impuissance face à la violence de la situation mais aussi, et en part non négligeable, à l’opacité de la frontière entre fiction et réalité. Myriam Leroy a subi tel harcèlement à la suite de l’affaire Dieudonné en 2013, la menant jusqu’au tribunal, mais à quel moment son expérience personnelle passe-t-elle le relais à son imagination ? L’héroïne ne dévoile jamais son identité. Cet anonymat instaure une confusion déstabilisante entre la narratrice-personnage et l’autrice, qui se ressemblent étrangement : la profession d’animatrice radio du service public, les opinions progressistes, féministes et de gauche, même l’apparence physique et ces fameux yeux aux paupières légèrement tombantes… L’ambiguïté de ce rapport est encore renforcée par une surprenante mise en abyme : dans une tentative d’exorcisme de la persécution dont elle est victime, la narratrice écrit une nouvelle intitulée « Les yeux rouges » qui relate les malversations de Denis, laquelle est incluse dans le roman éponyme.
L’histoire est narrée en discours indirect libre par le personnage principal. La narratrice-personnage transcrit donc au passé ce que d’autres lui ont dit ou écrit, et ce sans avoir recours à aucune marque d’introduction, ni verbe ni signe de ponctuation. Le lecteur se sent dès lors le confident auquel la narratrice s’adresse, position privilégiée qui incite à prendre sa défense. À l’opposé, Denis figure l’Autre, cette troisième personne mise à distance. Cette énonciation originale, mot pour mot et émoticône pour émoticône, m’a tiré un sourire sous l’effet de surprise et a distingué cette lecture de celles qui l’ont précédée.
Denis ne niait pas que certaines choses ne tournaient pas rond dans ce monde, il n’était pas aveugle. Mais les racines qu’on leur attribuait n’étaient pas correctes. Quelles étaient-elles alors ? Il avait sa petite idée. Elle ne me plairait pas, sa petite idée. Il préférait clore ici le sujet, sauf bien sûr si je réclamais à cor et à cri sa poursuite. Poursuite que nous pourrions peut-être alors mener face à face, qu’en pensais-je ? C’était une bonne idée, non ? Il promettait d’écouter mes arguments sans les rejeter a priori. C’était sympa de sa part, hein, emoji langue tirée ?
Cependant, les dires des autres personnages sont tout ce dont le lecteur peut se repaître. La narratrice omet de mentionner ce qu’elle-même y répond, ce qui est assez frustrant. Ce n’est que vers la fin, dans cette nouvelle qui a des allures de confession, que nous accédons au point de vue de l’héroïne, à ses pensées, à ses ressentis et à ses réactions, ce qui nous ouvre – enfin – une nouvelle perspective de compréhension des événements. Malheureusement, les dernières pages recèlent, outre la nouvelle, plusieurs passages qui se différencient du reste du roman : des résultats de recherches sur internet et un brainstorming. Cette diversification des formes, bien qu’empreinte d’humour, alourdit le roman. Seuls les deux articles de presse provenant d’une rubrique judiciaire sont à mes yeux nécessaires, enrichissant le récit d’un point de vue externe bienvenu.
Ce roman plonge les lecteurs au cœur de la débauche sexiste subie au quotidien par tant de femmes – d’autant plus lorsqu’il s’agit de personnalités publiques, à fortiori des journalistes –, harcèlement que nous soupçonnons vaguement sans oser en imaginer l’ampleur et la cruauté. Plus question, après lecture, de seulement l’imaginer : cette fange prend consistance dans les esprits et l’on ne peut, dès lors, décemment plus l’ignorer. Sur la toile, certains internautes ont le clavier leste et laissent, sous couvert de leurs avatars, libre cours à leur machisme frustré. Une prise de conscience qui a de quoi susciter un accablement décontenancé… mais peut-être également une réaction pour changer la situation. Les yeux rouges porte un message important, espérons qu’il soit entendu.
« On ne tape pas une fille, même avec une fleur. » Les messages de Denis sont parsemés de ces petites remarques insidieuses qui semblent anodines à certains mais qui, pourtant, forment les milliers de petits atomes de plomb composant la chappe de la domination masculine. Ce personnage représente celles et ceux qui, cantonné·e·s dans une vision conservatrice des genres, rejettent le combat féministe pour l’égalité des genres : « Nous pourrions vivre en paix si seulement nous nous accordions sur nos talents respectifs plutôt que de nous écharper sur une utopie du semblable. » Or de tels stéréotypes de genre oppriment les hommes autant que les femmes, les empêchant d’être pleinement eux-mêmes et remisant leur identité dans un tiroir déjà tout étiqueté. Denis, par exemple, incarne la figure de l’homme devenu macho pour correspondre à ce qu’il croit que la société attend de lui…
Les yeux rouges est également un pamphlet socio-politique qui dépeint la rancœur des classes moins favorisées envers une élite intouchable qui gouverne la politique, l’économie et les médias dans un insupportable entre-soi. Ce ressentiment peut se traduire en rejet des opinions progressistes et en repli dans l’extrême-droite populiste. Denis est un pur cliché du beauf réactionnaire, gorgé de stéréotypes et de préjugés en tout genre, en croisade contre la « bonne conscience multiculturelle sûre d’elle-même » et « l’angélisme islamo-gauchiste des élites économiques et culturelles (…) déconnectées de ce qui se passait en bas, dans le pays réel ». Pourtant, à chacun sa liberté d’opinion et d’expression, ce que Myriam Leroy a habilement su respecter : les prises de position de Denis, caricaturales, peuvent paraître consternantes à qui partage la vision de l’héroïne – et par là, on le devine, celle de l’autrice –, sans que jamais elles soient ouvertement critiquées.
Ce texte très noir est – heureusement – strié de quelques traits d’humour, souvent tout aussi noir. La magnifique chute, notamment, déborde d’ironie. Le titre, Les yeux rouges , se réfère directement aux symptômes psychosomatiques subis par la narratrice à la suite du harcèlement commis par Denis. Les yeux rougis devant des messages dévastateurs et des mentalités sexistes à en pleurer. Les yeux enflés et ensanglantés qui matérialisent l’état de son mental face à cette persécution. Les yeux enfiévrés d’une collègue, elle aussi harcelée, à cause de la cocaïne censée l’aider à surmonter son traumatisme. Les yeux abîmés, aussi, de tant de temps passé devant les écrans, sur les réseaux sociaux. Les yeux rougeoyants, enfin, de celle qui n’est peut-être pas la victime…