critique &
création culturelle
Fan Wen, missions au Tibet

Une terre de lait et de miel ouvre une trilogie dont chaque volume peut être lu séparément, avec pour toile de fond l’introduction du catholicisme au Tibet à partir du début du XX e siècle. Un roman historique foisonnant, baigné de folklore et de merveilleux.

Voici un pavé de 900 pages, écrit par Fan Wen, un auteur chinois converti à la foi catholique et dont les romans, depuis une décennie, posent un regard éclairant sur les questions culturelles et religieuses au Tibet. Publié en 2004 à Pékin sous une forme censurée, puis trois ans plus tard à Taïwan dans sa version complète, Une terre de lait et de miel est une grande fresque historique qui raconte l’installation de missions catholiques au Sichuan et au Yunnan et l’évangélisation difficile des populations locales.

Le roman repose sur un enchevêtrement compliqué de récits, dont le point de départ est l’arrivée, au début du XX e siècle, des pères Charles et Durand dans les gorges du Mékong, au pied de la montagne sacrée du Khawa Karpo, pour y établir une communauté. Les deux missionnaires savent que le peuple qu’ils s’apprêtent à affronter est déjà fortement marqué par la religion. Ils se font passer pour des marchands et sont accueillis dans un monastère tibétain. Là, ils apprennent la langue, observent les coutumes et les croyances locales, afin de mieux les combattre plus tard. Puis vient le moment de bâtir une église au cœur de la vallée, et la perplexité des Tibétains, d’abord bienveillante, cède rapidement le pas à une animosité croissante. Un conflit religieux éclate, également mêlé d’enjeux politiques et commerciaux. Des moines-soldats et des missionnaires y prennent part, mais aussi des villageois, des clans rivaux, des seigneurs de guerre, des fonctionnaires et des généraux de l’Empire Qing. Sur un territoire où le phénomène religieux s’exprime avec une rare intensité, les tensions s’exacerbent et les fanatismes se nourrissent de leurs antagonismes réciproques.

Sidéré, le père Charles lut dans les yeux du père Durand une exaltation et un fanatisme encore jamais vus, le regard que doivent jeter les martyrs arrivant aux portes du paradis. Leur devoir de missionnaire était de répandre l’Évangile du Christ, non de faire la guerre aux hommes. Le père Charles ignorait comment le père Durand voyait les choses, mais lui se disait que face à la puissance du bouddhisme tibétain, les missionnaires étaient comme les étincelles du Christ jouant avec le feu dans une forêt aux arbres secs.

Une petite communauté catholique se développe progressivement. À partir de 1953, elle est persécutée par le régime communiste, avant de connaître l’apaisement à la fin des années 1970 avec la politique d’ouverture lancée par Deng Xiaoping. Le roman de Fan Wen parcourt l’ensemble du XX e siècle, alternant les allers-retours entre les époques, multipliant les personnages et les intrigues secondaires.

Au fil des pages, la description de situations historiques s’accompagne d’un certain sens du merveilleux. Le récit est imprégné de magie, de miracles, de contes et de légendes, tellement mêlés aux mentalités et à la vie quotidienne qu’il est souvent difficile de faire la part des choses entre le monde des hommes et celui des divinités.

Le jour où le hasard voulut la rencontre, les démons comme ceux qui les découvrirent eurent si peur que tous se mirent à pousser des cris d’effroi ininterrompus et, dans la confusion, les paroissiens envoyés en éclaireurs rebroussèrent chemin sur plusieurs kilomètres. Terrifiés, ils dirent au père Charles qu’ils avaient rencontré, quelque part dans la montagne, une troupe de démons qui n’avaient pour la plupart ni cheveux ni sourcils, dont le visage était d’une affreuse laideur et chez qui, pour certains, le corps exsudait le sang visqueux des morts.

L’univers fantastique évoqué par Fan Wen se distingue par sa dimension poétique et spirituelle. Une anecdote résume à elle seule cet aspect essentiel du livre : des missionnaires catholiques et des moines bouddhistes se réunissent pour résoudre une querelle doctrinale. Le but est de savoir laquelle des religions est la meilleure, laquelle détient la vérité. Les arguments fusent, les discussions s’éternisent. Jusqu’au moment où un moine tibétain assis en tailleur ferme les yeux, inspire profondément, et se met à flotter de quelques centimètres au-dessus du sol. Tout le monde reste bouche bée. La lévitation est la réponse qu’il apporte aux arguments rationnels des Européens.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 398.

Même rédacteur·ice :

Une terre de lait et de miel

Écrit par Fan Wen
Traduit du chinois par Stéphane Lévêque
© 2013, éditions Philippe Picquier
Roman, 874 pages