Quand Charles Plisnier écrit Faux passeports , son divorce avec le communisme soviétique est consommé. Lui qui fut l’un des intellectuels organiques du Parti Communiste Belge dans les années 1920 a été purgé en 1928 pour cause de « trotskysme ». Il rejoint par la suite le Parti Ouvrier Belge (ancêtre du PS) puis se convertit au christianisme mais demeure jusqu’au bout proche de la gauche sociale. Faux passeports , qui n’est pas vraiment un roman, plutôt un récit en mosaïque, revient sur son militantisme et décrit, à travers une galerie de personnages plus ou moins fictifs, la puissance de l’engagement et d’une cause qu’on partage jusque dans la mort ou le sacrifice.

Comme je le disais, le livre n’est pas à proprement parler un roman et il est étonnant qu’il ait gagné, en 1937, le Goncourt dans cette catégorie. Naviguant entre le témoignage, les nouvelles articulées et le plaidoyer ouvertement critique contre le stalinisme, c’est un drôle d’objet littéraire. Il devait déjà sembler « hors d’âge » au moment de sa sortie et c’est sans doute ce qui fait une partie de son charme. Avec, bien sûr, la plume très académique de son auteur, au demeurant avocat, dont l’éloquence est certaine quoique parfois un peu étouffante. La plus grande richesse de Plisnier est sans aucun doute la douceur avec laquelle il traite ses personnages – et sans doute le souvenir des amies1 qu’ils évoquent.

Le monde vivant dans ces pages doit paraître irréel à une lectrice du XXI e siècle. Comment croire que des femmes et des hommes se soient organisées, aient lutté, conspiré pour faire advenir une société plus juste ? Qu’elles aient été aveuglées au point de croire que l’Union soviétique stalinienne était réellement le paradis des travailleurs ? La dernière partie de Faux passeports , pour moi la plus importante, suit le parcours d’un cadre soviétique, militant de la première heure dont la carrière se termine lors des procès de Moscou. Au cours de ceux-ci, Staline termine de « purifier » le parti, non seulement en éliminant les dernières critiques mais aussi en supprimant toutes les anciennes héroïnes ; celles qui auraient pu, d’après lui, menacer un jour sa mainmise absolue sur l’URSS.

Plisnier essaye de comprendre pourquoi ces combattantes, ayant souvent survécu aux horreurs de la guerre civile russe, se déclaraient coupables de crimes qu’elles n’avaient visiblement pas commis. En cela, il s’inscrit en précurseur du roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini , dont le thème est identique et les conclusions proches : pour certaines cadres, le plaider coupable a pu être une forme de sacrifice. Pour d’autres, c’était aussi un résultat de la torture ou d’un endoctrinement alors en plein essor. Mais ce qui fascine Plisnier, c’est bien le cas du don de soi absolu, dont l’unique résultat est la perpétuation d’un système de domination totalitaire. Même si sa critique arrive relativement tard dans les années 1930 – après celles, surtout, d’Istrati et des auteurs libertaires – elle garde de ce point de vue un grand intérêt.

Notons, d’un point de vue plus esthétique, que la nouvelle maquette de la collection Espace Nord est particulièrement réussie, à la fois sobre et joliment illustrée sur sa couverture. Par contre, la lectrice sera surprise de découvrir que l’éditeur a choisi de délocaliser l’impression de ses livres. Située en France auparavant, ils sont à présent produits par une société bulgare « Smilkovprint » pudiquement située, à la fin du livre, par la mention « EU ». Au-delà de la problématique écologique, il est regrettable qu’une collection subventionnée et possédée par la Fédération Wallonie Bruxelles s’inscrive dans une logique qui contribue à faire fondre le carnet de commande d’imprimeurs plus « locaux ».

Faux passeports , s’il ne s’agit pas d’une pièce maîtresse de la littérature belge, a en tout cas le mérite de nous confronter aux contradictions de notre propre époque. Plisnier a gagné son prix Goncourt et sa renommée d’écrivain alors qu’il avait été un communiste fervent, alors qu’il avait participé activement (et sans ensuite se dédire) au Secours Rouge, organisation d’aide aux révolutionnaires emprisonnés ou menacés par la justice. Imagine-t-on, aujourd’hui, celles qui s’engagent dans des combats similaires avec une aussi grande reconnaissance publique ? La dernière sélection du Goncourt faisait la part belle aux écrivaines divertissantes et légères ; pas aux plumes engagées ou à celles qui plongent dans l’encre rouge. Une encre qui manque, peut-être, à notre époque…