Ce qui reste retrace, de descriptions en anecdotes, les expériences de vie communes à tous les enfants nés dans la foulée de la Libération. Le dernier récit de Nicole Malinconi met les mots au service de la mémoire pour traverser les époques et les générations passées, présentes et futures.
L’autrice – même si elle conteste une telle féminisation du mot 1 –, née à Dinant en 1946, fait donc partie de cette génération qui n’a eu de la Seconde Guerre mondiale qu’une photo en négatif. En effet, ses parents ne racontaient pas ou très peu le dur quotidien de 40-45, se contentant parfois de désigner ce qui, dans le présent, en différait par sa facilité. Prenant le contre-pied, Nicole Malinconi s’assure, avec Ce qui reste , que les générations présentes et à venir puissent découvrir et inscrire dans la mémoire collective ce qui fut l’enfance de ses contemporain·es. Mais au spectre de la guerre se substitue celui du progrès, et c’est sur cette nouvelle toile de fond que l’écrivaine dépeint l’évolution des modes de vie, mettant en relief le luxe actuel, de même que ses parents avaient l’habitude de le pointer la concernant. Toute l’ironie d’une comparaison entre époques résidant pourtant dans le fait que c’est justement la génération précédente qui a construit les conditions dans lesquelles vit la suivante…
« Nous qui n’avions pas connu la guerre, nous voyions nos pères et nos mères laisser lentement entrer le progrès chez nous ; nous aurions pu le prendre pour le retour, en moderne, de tout ce que la guerre avait détruit, mais eux seuls devaient savoir qu’il s’agissait d’autre chose, d’un autre monde.
Nous qui étions nés, à peu de temps près, avec ce monde-là, nous aurions pu croire qu’il allait de soi, si nous ne les avions vus en user à la manière de ceux qui ont connu la guerre, et nous apprenions à en user de cette manière-là. Nous ne savions pas que quelque chose commençait ; nous ne pensions rien de la suite du mouvement lent du progrès ; nous prenions ce qui arrivait. »
Au fil de ce récit, les descriptions de Nicole Malinconi mettent en relief les évolutions tant positives que négatives entre l’époque d’alors et celle d’aujourd’hui. Cependant, bien que ce côté nuancé contourne la ritournelle du « de mon temps » qui rime avec « c’était mieux avant », on ressent tout de même un certain regret. En effet, Ce qui reste naît en partie du sentiment de l’autrice que des valeurs et modes de vie de l’époque qui favorisaient l’attention à l’autre sont aujourd’hui perdues2 . Le titre de l’ouvrage annonce d’emblée cette dimension nostalgique. Car ce qui reste désigne le vestige de ce qui, éteint dans les pratiques, survit dans les mémoires. Les mémoires de ceux qui restent. Mais les enfants d’après-guerre vieillissent, et leurs souvenirs disparaissent avec eux… De combien de temps disposons-nous encore pour nous assurer que ce qui reste restera plus longtemps par la magie des mots ? Ce livre procure une inspiration que je compte bien utiliser pour plonger dans les profondeurs des souvenirs de jeunesse de mes parents et grands-parents.
Dans un équilibre littéraire qui n’est ni autobiographique, ni historique ou sociologique, ce texte propose, à la première personne du pluriel, une sorte d’anthologie sélective d’expériences partagées à une époque où les rites de passage étaient universels. J’ai beaucoup apprécié l’attention accordée aux petits détails de la vie de tous les jours, lesquels font remonter des souvenirs aussi marquants que les grands événements qui ponctuent le cours d’une vie. De même, Nicole Malinconi choisit de raconter l’après-guerre à travers la petite histoire de la vie quotidienne. À l’inverse du conflit tout juste achevé, il n’est pas question de bouleversement soudain mais d’une mutation sociétale plus insidieuse et jusqu’alors inédite. Les changements techniques, sociaux et du rythme de vie se succèdent de plus en plus rapidement, les structures établies se dissolvent. Nicole Malinconi livre une description empirique de cette accélération du temps que le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa décrit comme caractéristique de la modernité3 . Le rythme cadencé des énumérations se synchronise à cette évolution, s’accroissant pour atteindre son paroxysme dans le dernier chapitre où le verbe « regarder » vient s’opposer au « on n’en a rien vu » de l’incipit, traduisant cette réalisation, a posteriori, des profonds changements que cette génération d’après-guerre est aujourd’hui la seule à avoir vécus de bout en bout. Ces questions du regard en arrière et du lien entre passé et présent imprègnent tout l’ouvrage, avec l’émotion que suscite la confrontation entre souvenir et oubli :
« Il y avait aussi les photos de la boîte que nos grands-parents ouvraient parfois, le dimanche après-midi, pour passer le temps, et dont nous étalions le contenu sur la table. Nous découvrions d’autres inconnus, parfois plantés eux aussi devant le pavillon mystérieux ou contre le guéridon ; petite fille en bottines, tenant un missel au bout du bras, vieil homme moustachu appuyé sur une canne, jeunes filles en robe claire, se tenant par la main, avançant toutes deux le même pied au même niveau ; tous fixant l’objectif là où on leur avait demandé de regarder, de sorte que c’était nous qu’ils fixaient, figés dans leur posture, à un moment particulier dont la photo allait être la seule trace.
On nous disait leur nom ; ils étaient fils ou frère ou neveu de quelqu’un dont parfois il n’y avait pas de photo et dont nos grands-parents étaient seuls à encore se souvenir.
Avant eux, il devait y en avoir eu d’autres encore, et aussi d’autres mots que l’on avait dits, oubliés ou tenus secrets, d’autres histoires, un enchaînement des vies, inextricablement tissé avec les événements du monde ; et nous voyions qu’on était dedans. »
L’écriture de Nicole Malinconi se démarque enfin par sa précision dans le choix du vocabulaire : chaque mot semble être le finaliste d’un rigoureux concours de justesse. L’autrice est également attentive à la musicalité de ses phrases. Ses descriptions font appel à de nombreuses images d’une originalité rafraîchissante, loin des métaphores éculées, qui rendent le récit très évocateur.
Ce qui reste inscrit donc l’expérience individuelle dans un parcours collectif, partagé par toute une génération. Ce récit constitue un témoin dans la course-relais de l’humanité, transmis de la main des enfants d’après-guerre à celle des enfants d’aujourd’hui, pour éclairer le présent des souvenirs du passé.