La fin du XIXe siècle littéraire français voit le triomphe du naturalisme et, avec lui, d’un goût contagieux de la pourriture. La description récurrente du corps en décomposition, un certain attrait pour l’exhibitionnisme morbide font partie des poncifs qui marqueront la nébuleuse décadentiste. Alexandre Lansmans lit, dans cette culture de la décomposition, la mise en scène d’une corruption certes physique, mais également le signe ou symbole d’une corruption morale, à l’œuvre dans plusieurs romans phares. Cette idée forte de double lecture donne ici lieu à une étude transversale surprenante, qui prend en quelque sorte la forme de deux essais en un.

D’une part, il s’agit de diagnostiquer et de définir une grandeur littéraire de la pourriture, qui trouve probablement l’une de ses matrices à l’enseigne des Fleurs du mal de Baudelaire . « Une charogne » doit, en 1857, sceller pour toujours une poétique de la décomposition, son possible effet comique, spectaculaire, érotique… en un mot littéraire. Il n’y aura dès lors qu’un pas, souvent franchi, du lieu commun à l’écueil.

C’est pourquoi il convient, d’autre part, de relever comment le roman, en particulier, saura s’emparer de cet arsenal symbolique, parfois métaphorique, pour alimenter une trame plus souterraine, sur le terrain des valeurs morales et de l’influence. La figure du corrupteur, sous diverses formes, est régulièrement placée au premier plan des intrigues romanesques de la fin du XIXe siècle. Alexandre Lansmans trouve dans cette mise en scène de la corruption ou de l’influence le trait distinctif de qu’il nomme ici « roman délétère ».

Ainsi s’engage, sur une idée d’apparence simple, un itinéraire foisonnant de références et de concepts. Émile Zola, Paul Bourget, Oscar Wilde, Octave Mirbeau, Jean Lorrain, Joris-Karl Huysmans, Catulle Mendès, Rachilde, Iwan Gilkin… se voient épinglés au panorama d’une vingtaine d’années de littérature (du début des années 1880 à celui des années 1900) dont Alexandre Lansmans autopsie, sinon le cadavre, la florissante mémoire.

À propos de mémoire, faut-il encore souligner l’une des qualités de l’ouvrage, dont la générosité consiste à faire siennes des références parfois méconnues, anachroniques, oubliées ou négligées. Le plaisir anthologique de la citation, en exergue ou dans le texte, ajoutant à la joie de la redécouverte celle de la mise en perspective autour d’un axe de lecture particulièrement magnétique.

Quelques sous-titres savoureux viennent ponctuer un parcours éclectique, tels que « Comique de la pourriture », « La décomposition, une expérience sexuelle ? », « Le cadavre-paysage », ou encore « Portrait du corrupteur en horticulteur ». On y devine une fantaisie parfois mordante, qui récompense le lecteur que l’ambition structuraliste d’un ouvrage de synthèse n’aura pas effrayé.

Il y a de l’anthropologie, de la sémantique, de l’analyse du discours ; il y a bien sûr de l’histoire littéraire, de la sociologie, de la philologie ; il y a surtout beaucoup d’analyse, d’esprit et de sens de la formule dans cet essai qui se distingue par une finesse toute particulière – nous le disions : celle de se laisser lire comme un roman. La pourriture y apparaît comme une figure résolument fertile, probable levier de dépassement de l’impasse décadentiste, tel que le suggère l’hypothèse de l’auteur.

Pour le contemporain en qui s’activent de nouvelles angoisses sanitaires, géopolitiques ou de dégénérescence climatique, les notions de décadence et de décomposition semblent plus que jamais appartenir à l’actualité. En littérature, pensons au récent Décomposition de Clarisse Derruine, ou à L’apparence du vivant de Charlotte Bourlard. Quant à l’influence, longtemps synonyme de corruption, le parallèle s’impose trop facilement avec la vitrine captivante des influenceurs , dont la position ambivalente génère de nouvelles questions, et appelle peut-être l’écriture d’un nouveau roman délétère .

Signalons enfin que l’ouvrage est dédié à la mémoire de Jean-Pierre Bertrand, chercheur et professeur à l’Université de Liège, qui nous quittait brusquement le 17 mars dernier, à l’âge de 61 ans. L’essai d’Alexandre Lansmans lui doit son titre, et les précieux conseils d’un mentor que l’idée d’influence occupait à l’heure de sa disparition, et dont le rayonnement intellectuel se mesure aujourd’hui encore avec éclat.