critique &
création culturelle

Natures sans titre de Fanny Garin

Embrasser le paysage intérieur

Karoo a le plaisir de recenser le deuxième recueil de la poétesse bruxelloise Fanny Garin ; audacieuse et superbe exploration du langage et des frottements de la vie.

Il faut dire qu’il ne paie pas de mine, le livre de Fanny Garin édité par l’Angle Mort éditions. Certes, c’est un bel objet, à la fois discret et fin, avec sa couverture anthracite, aux reflets mauves presque imperceptibles, parcourue, comme veinée, par une lithographie cyantine. Mais quand on plonge dans ses premières pages, on trouve ses quelques lignes, trônant sur des pages vides, caractéristiques de la poésie contemporaine. La poésie flotte, les accroches initiales sont à la fois simples et cryptiques ; elles posent un cadre : une montagne, une chambre, une poétesse, un corps, un lit, du désir et puis l’enfant.

Ensuite les pages se remplissent, les mots s’accouplent, font société, prennent de la place sur l’immaculé maudit ; le poème s’écrit au fur et à mesure. La lectrice1 voit les sons et les images danser, l’autrice lui parle, souvent, entre des parenthèses pudiques, le discours est double, le recueil en deux dimensions. Plus la lecture avance, plus la magie opère. Fascinant, le rythme de Fanny Garin, hypnotique même. Il joue sur les renvois, les phrases inversées, les répétitions, les verbes finaux, une syntaxe discrète… Mais les rimes intérieures sont reines, le texte est parcouru d’un réseau de clochettes souterraines, qui s’étend et s’étend encore.

méthodiquement écrire la montagne je ne peux alors : j’écris méthodiquement les baises de fantômes : l’arbre dont je vois un morceau depuis le sol de la chambre, une confusion entre parquet et moquette qui brûle la surface du dos, les ombres nombreuses des feuilles sur ton dos qui est seul, tourné vers le plafond ; ton dos dit qu’il est seul tandis qu’il se supprime à moi ; ces jours son dos ravale la sueur. maintenant ce n’est plus ta sueur qui se mêle à la

mienne,

quelques gouttes de pronom il sur mon sexe (p. 23)

Étonnement, la poétesse décrit un paysage. Chaque lectrice appréciera ses dimensions et sa nature (elle lui trouvera même peut-être un titre ?). J’ai lu la chambre d’un chalet de montagne, un lit central, source de rêves et de passions et de rêves de passions, et quatre murs sur lesquels un spectacle écumait le magma des symboles, des souvenirs et d’un imaginaire plein de tensions désirantes. J’ai lu, dans cette chambre, une poétesse écrire son œuvre, tiraillée, mordante contre la figure d’un Poète qui s’imposait sans rien offrir que des contraintes. J’ai lu l’histoire d’un amour démultiplié, et de ses fruits, de ses envies lovées et de ses corps échauffés.

Fanny Garin invente un genre (ou le réinvente ?) poétique : celui du paysagisme symboliste et charnel. Une grande toile d’ombres tissées, signifiantes et mystérieuses. La montagne semble le poème lui-même : une pente, un massif, une montée, une descente, un va-et-vient ; des terrasses verdoyant au soleil, des cuvettes neigeuses, des glaciers en voie de disparition ; des ébats de pierre en scènes acérées. C’est un voyage où la frontière entre l’intérieur et l’extérieur devient floue, où l’extérieur, peut-être, n’est plus autre chose qu’une projection sculpturale de l’intériorité – ou est-ce l’inverse ?

et je parle d’un secret malheureux qui ferait que je tenterais, jour après jour, de remonter si j’osais écrire

et les papillons vrais – à ne pas saisir ou bien morts, poudres, un peu comme le désir, oui – sont pour l’heure bien vivant et volètent, volètent étendues d’herbes, pré ou jardin ou champ selon les gens selon les gens, alors (p. 39)

Natures sans titre est, à mon sens, l’un des premiers textes de poésie belge francophone a poétiser d’un point de vue féministe. D’abord en évoquant, semble-t-il avec ironie, les desiderata du « poète » et, par opposition, les doutes surmontés et l’ empowerment de la poétesse – ensuite en écrivant le désir, l’attente et la rencontre des corps, depuis celui d’une femme. La poésie, comme toute littérature, étant affaire de lentilles, la puissance de la proposition de Fanny Garin saute d’autant plus aux yeux. Elle donne avec ce texte un pilier, quelque chose qui compte au-delà des appréciations subjectives de chacune parce qu’il apporte à la poésie une brique neuve ; disons, pour dépasser la métaphore architecturale, un rapport sensible au monde et à l’humaine qu’on n’avait encore jamais transmis.

Même rédacteur·ice :

 

Natures sans titre

Fanny Garin

Angle mort, 2020