critique &
création culturelle
Pertes et profits
Le mythe américain

Karoo vous propose une lecture du dernier livre de Frank Harris, Pertes et profits, publié aux éditions La Dernière Goutte ; histoire de réussite sociale et de magouilles capitalistes.

Les États-Unis ! Contrée des self-made men , de la conquête de l’Ouest et du capitalisme triomphant. Pays qui est parvenu à graver ses légendes dans le marbre grâce à sa culture puissante et massifiée. Pourtant, dès le XIX e siècle, des auteurs se sont évertués à déconstruire la représentation glorieuse du modèle américain. Frank Harris était de ceux-là. Les très sympathiques éditions de la Dernière goutte nous propose un de ses courts romans, ou une de ses longues nouvelles, c’est selon : Pertes et profits . C’est avec un plaisir non dissimulé que nous retrouvons l’auteur de La Bombe et d’une belle, quoique bavarde, biographie d’Oscar Wilde.

L’intrigue est cousue de fils blancs, même s’ils ne sont pas très propres : Boulger, le propriétaire, fort riche, d’un magasin de vêtement renommé est menacé par la banqueroute. Tous les signaux étaient là depuis longtemps : la mode n’est plus la même, les concurrents se sont multipliés, le marché n’a plus rien à voir avec celui d’il y a vingt ans… Mais le patron s’est entêté. On a toujours fait comme ça ! Pourquoi changer ? Son bras droit, le jeune Tryon, fils méritant d’origine populaire l’avait prévenu, et avait tenté, tant bien que mal, de passer outre le conservatisme buté de son chef, sans y parvenir.

Alors Bougler échafaude un plan : faire brûler son magasin avec tout son stock et toucher les primes d’assurance. De quoi payer ses dettes et relancer une nouvelle affaire. Renouer avec le succès, retrouver l’éclat d’antan et le flot de dollars qui va avec. Mais Boulger ne peut pas agir seul, il lui faut un complice. Tryon. Évidemment. Il l’appâte en lui faisant miroiter ce que tout bon fils méritant rêve d’avoir : une position sociale. Le patron lui offre un poste, de l’argent et Georgie, sa fille, en mariage. Il adouberait ainsi le prolétaire qui deviendrait définitivement bourgeois. Tryon, à la différence de Boulger, a une conscience, hésite… mais est emporté par son amour, déjà ancien, pour Georgie.

Cette courte histoire de Harris est agréable et fluide. On retrouve ce talent chez des nouvellistes américains à l’aube du XX e siècle, comme Jack London. Avec un ton plus piquant, acide, un fond de satire frais comme le vent qui claque. Harris se moque de Bougler et son espèce : ces capitalistes vieillissants, sans inventivité, sans éthique, dépassés par les jeunes loups. Tryon représente l’arriviste sincère, élevé par sa mère dans l’idée que sa réussite tient au poids de ses efforts. Construit comme une machine à escalader l’échelle sociale, il ne peut refuser la proposition qu’on lui fait, le bond inespéré qui le propulserait au paradis de la réussite. Malgré tout, Harris lui voue une tendresse non dissimulée – à la différence de Boulger, il conserve un fond de moralité, de dignité, de respect pour la vie des autres.

Si, à la fin, Tryon devient boiteux, c’est parce qu’il sauve une jeune fille noire de l’incendie qu’il avait lui-même bouté. Il est doublement condamné : physiquement, il a perdu sa vigueur ; moralement, il doit supporter une renommée mal acquise – le pompier pyromane qui sauve l’innocent – qui plus est exploitée par son futur beau-père qu’il exècre. La morale de l’histoire c’est que la morale est morte, enterrée et pourrie. Le capitaliste reçoit ses primes d’assurance et le jeune au fond humain est puni deux fois. Les États-Unis, nous dit Harris, sont une jungle, où les gros mangent les petits, où les gros utilisent les petits comme des marionnettes. Et où les petits finissent toujours par trinquer pour tout le monde.

Je n’ai eu que deux regrets en refermant la dernière page de Pertes et profits . Le premier concerne la toute fin, la dernière phrase du livre, qui s’arrête si brusquement qu’elle laisse le lecteur retomber en plein élan. La frustration par excellence. Mais c’est, je pense, l’intention d’Harris. Si l’histoire n’a pas de morale, elle n’a pas de fin non plus. Fatalisme ? Pichenette envoyée au lecteur (à cette époque plus souvent Bougler que Tryon) ? Impossible de trancher.

Le deuxième est à la fois gourmand et mesquin : Harris a écrit de nombreux romans courts et je dois dire que j’aurais bien ré-embarqué deux ou trois fois. Espérons que Pertes et profits ne soit que l’amorce à la publication d’un volume plus important d’histoires de l’auteur. Et encore quelques occasions de déboulonner l’histoire figée de la gloire d’une nation qui s’est construite sur le sang, la sueur et le cannibalisme social.

Même rédacteur·ice :

Pertes et profits

Écrit par Frank Harris
La Dernière Goutte, 2017