« Si je te dis… »
À l’occasion de la double publication en septembre dernier de Pense aux pierres sous tes pas et de Moi, Marthe et les autres (Verdier), Karoo vous propose une interview en deux temps avec l’écrivain belge Antoine Wauters ! Le lauréat du prix Première pour son précédent roman Nos mères s’est tout d’abord prêté au jeu de nos dix questions irrévérencieuses.
Le principe est simple : toutes les questions commencent par « Si je te dis… » et se terminent par « ça te vexe ? » Le but ? Pousser notre auteur dans ses retranchements, non sans humour !
Tu es prêt ?
Allons-y !
Si je te dis que je n’ai pas lu
Nos mères
, ça te vexe ?
Oh non, pas du tout. Il n’y a aucune obligation. Si tu devais lire tout ce qui sort aujourd’hui, même simplement en Belgique… Je ne fais pas partie des gens qui lisent toutes les œuvres d’un auteur. Je comprends complètement qu’on puisse lire un livre puis passer à autre chose.
C’est plus facile si tu lis Albert Cohen qu’Agatha Christie…
C’est sûr !
Deuxième question, un peu plus sérieuse. Si je te dis que la révolution, c’est passer de la faucille au lave-vaisselle, ça te vexe ?
Non, pas du tout. Il en est question dans le bouquin. Je pense que les enjeux sont ailleurs aujourd’hui. Si les choses doivent changer… Le communisme, on sait ce qu’il en est et le capitalisme est sur sa fin, en tout cas je l’espère. La petite communauté à la fin de mon livre1
, c’est un mélange entre le communisme dans ce qu’il peut avoir de beau et l’esprit d’initiative propre au libéralisme qui est, je trouve, tout aussi intéressant. C’est là le grand enjeu de nos sociétés occidentales : créer un collectif, sans épargner la part de solitude fondamentale que l’on doit aussi connaître. C’est fusionner l’engagement collectif et un engagement personnel. »
C’est une communauté qui malgré tout se développe économiquement grâce au commerce de fraises.
Le capitalisme est tentaculaire et polymorphe… Peut-être au contraire du communisme assez figé dans sa forme même. Le capitalisme peut tout récupérer. Le but de mes personnages n’est pas de faire des bénéfices ; ils veulent aussi offrir aux gens un souvenir de leur enfance, un petit plaisir gustatif. Mais ils ne peuvent faire abstraction du régime dans lequel ils vivent.
C’est le moindre mal : on accepte le régime et son système d’échange tout en continuant à vivre en autonomie.
Oui, et on continue à faire ce que l’on a envie de faire, en gagnant son indépendance. Cela ressemble fort à ce qu’un écrivain doit accepter lorsqu’il est publié : est-ce que lorsque tu vends des livres, tu te prostitues ? Est-ce que tu es soumis au monde financier et au brassage d’argent que cela génère ? Je ne pense pas. Tu peux rester droit dans ton travail. Mais il est évident que dès le moment où tu produis un livre, que tu le veuilles ou non, il y a un label d’éditeur, ton nom sur la couverture, un prix, un code-barres… Que tu sois contre ou pas ne change rien à l’affaire.
Ce qui explique que tu puisses laisser des bandeaux sur tes livres pour attirer l’œil des lecteurs potentiels en magasin ?
Je ne rejette pas les bandeaux de prime abord. Par contre, je me suis opposé à ce qu’il y ait une photographie de mon visage sur ce bandeau. C’était le cas pour
Nos mères
mais ici, cela n’aurait eu aucun sens. Je ne lis aucun livre dont le visage de l’écrivain apparaît en couverture.
Ce fameux système de
personal branding
: c’est cet homme, cette femme qui publie…
Tout à fait ! En fait, cela m’enlève tout plaisir de lecture. C’est idiot parce que certains qui y ont recours sont de bons écrivains, mais cela me bloque. Par contre, l’illustration photographique de la Grande Dépression aux États-Unis2
,
je trouve que cela fait sens. De plus, sachant que Verdier est un ancien éditeur communiste, les responsables ne cherchent pas la multiplication des profits : ils agissent de manière pondérée et intelligente.
Si je te dis que s’adresser directement aux lecteurs, Diderot l’a déjà fait il y a de ça quelques siècles, ça te vexe ?
Pas du tout ! Si l’on prend l’histoire de la littérature, tout a déjà été fait. Notre travail, c’est de réécrire les choses à partir de la réalité contemporaine, avec notre sensibilité. En ayant une connaissance de ce qui a été fait, mais en réagençant : c’est presque un travail de montage. L’adresse au lecteur se fait depuis longtemps, mais si l’on s’arrête à cela, on n’écrit plus une ligne.
Cela nous ramène à cette théorie de Georges Polti qui énonce que la littérature se limite à trente-six grandes situations dramatiques.
Oui. Par contre, j’ai l’impression que l’on n’est pas bon lorsque l’on quitte son territoire. Cela se voit même chez les grands écrivains. Quand ils sortent de leur territoire, cela ne fonctionne plus tout à fait.
Tu as un exemple en tête ?
Je pense à Sylvie Germain qui a écrit
le Livre des nuits
. C’est un bouquin qui date des années 1980. Il est extraordinaire d’inventivité formelle. C’est une fresque immense sur des gens qui vivent sur des canaux. Des histoires étranges, mêlées de gémellité. C’est très inventif. Puis petit à petit, elle a commencé à faire des romans moins originaux, en dehors de son territoire et de ses mots qui étaient pourtant remplis de sens.
Que penses-tu de ces auteurs des années 1970 qui auraient « trahi » en revenant à des romans très « romanesques » ?
Je trouve cela bien si je prends le point de vue de l’auteur. Un parcours d’auteur est un ensemble de livres qui se répondent ou pas du tout. À titre personnel, j’aurais pu écrire beaucoup plus, mais j’essaie que chaque livre soit différent, qu’il représente un défi. Parfois, cela peut donner des romans plus « romanesques » avec une ligne narrative beaucoup plus claire. D’autres fois, cela peut donner des textes comme
Césarine de nuit
, plus éclatés et qui provoquent un trouble plus grand. Je pense que l’important est de se renouveler. C’est réussir à jouer de plus en plus vaste et libre. C’est clair que moi qui suis passé par la scénarisation pure3
en venant de la poésie, cela a fait une drôle d’hybridation. Mais le souffle musical reste.
Si je te dis que
Pense aux pierres sous tes pas
est une fiction de développement personnel, ça te vexe ?
Je pense que les lecteurs, en tout cas ceux que je rencontre et qui me font des retours, lisent par rapport à leur expérience de vie. Sur cela, tu es sans pouvoir en tant qu’auteur. Moi, je n’ai pas voulu écrire un livre de développement personnel, mais que quelqu’un soit porté, y trouve de quoi modifier sa situation, cela me parle. Je ne peux pas juger. Je sais par contre pourquoi j’ai écrit ce texte. Je sais que la dimension de reconstruction, je l’ai expérimentée dans ma vie à ce moment-là. D’ailleurs, j’aurais sans doute écrit un texte beaucoup plus noir si je n’avais pas réussi à
terrasser les ombres
comme je l’écris au début du bouquin. C’est un pacte avec le lecteur : j’écris des romans assez durs dans les thèmes.
Tous les tabous que tu traites également…
Oui, ce n’est pas calculé, mais le démarrage est régulièrement assez sombre parce que mon matériau de départ, ce sont les choses qui me remuent, soit à titre personnel, soit en tant qu’humain de cette époque, sans forcément être directement touché ou engagé. Mais tout de même, j’ai besoin que cela touche une zone d’intimité en moi. C’est à partir de là que la fiction et l’écriture se développent, en restant à la fois proche de moi et en s’éloignant grâce au jeu.
Ensuite, chaque lecteur se projette dans ton œuvre ?
Exactement, tu n’as pas les clefs. C’est très déstabilisant. Moi, je ne lis pas du tout de cette manière. Je ne cherche pas dans un bouquin des éléments qui se rapprochent de ma propre vie. Au contraire, je cherche des coupes radicales. Même quelqu’un qui va m’emmener dans des zones inconfortables.
Je ne cherche pas être rassuré en lisant.
Ce qui me faisait poser la question, quant au développement personnel, c’étaient ces effets de listes que l’on retrouve régulièrement dans ce genre de livres.
J’ignorais ça. Je suis un mec qui fait des listes pour tout. J’ai fait des listes à des moments où j’allais très mal et ces listes « Règles pour survivre à sa propre famille » ou « Mesures contre la peine », je les ai plus ou moins écrites à certaines périodes de ma vie. Le fond de la pensée c’est : ne t’attends en rien, casse tout espoir d’écoute, de compréhension, d’empathie de la part de tes proches. Partant du principe que tu n’obtiendras rien d’eux, soit tu ne seras pas déçu, soit tu seras agréablement surpris. En plus, dans
Pense aux pierres
, je voulais jouer sur des formes très différentes, les lettres, les notes de bas de page qui sont totalement débiles puisqu’elles renvoient à des faits alors que nous sommes dans un monde imaginaire, les interludes…
J’allais justement te parler de ces formes dans la deuxième interview. On les garde pour plus tard ?
Parfait !
Si je te dis qu’expliquer les actions de son personnage par une trop grande exposition au soleil, Camus y a pensé avant toi, ça te vexe?
Il y a un effet de lumière, de clarté, qui est très présent dans la région où les personnages de
Pense aux pierres
naissent. Il y a un côté récit biblique dans le livre : c’est la création d’un monde, c’est aussi la recréation d’une enfance dans ce monde. Par exemple, Marcio traverse un désert pour rejoindre sa sœur. Il y a quelques moments qui peuvent rappeler la Bible. Cette lumière en est une. Évidemment la scène de Camus est très présente dans l’inconscient collectif, et même dans le conscient collectif. Mais je suis incapable d’écrire en étant sous baxter d’autres auteurs. Par contre, je peux m’inspirer du cinéma et par exemple de Terrence Malick qui a réalisé
les Moissons du ciel
. C’est un film qui m’a influencé pour la topographie, les lumières, le cadre. Chez lui, cela se passe dans les grandes plaines des États-Unis, ces grands espaces qui sont finalement nulle part.
Il t’a donné une image qui correspondait aux paysages que tu avais en tête.
Oui. J’ai combiné ces vues avec mes voyages par exemple en Sardaigne.
Du coup, la citation de Camus au début de
Moi, Marthe et les autres
n’est pas le reflet d’une idolâtrie ?
Non, j’adore les lettres de Camus, son journal également, mais Camus ne m’est pas venu à l’esprit lors de l’écriture du livre, en dehors de cette citation d’ouverture. Parce qu’il est question de Johnny en tant que rescapé d’une culture dont il ne reste rien ; une sorte de philosophe qui resterait. Mais Camus, intellectuellement, est certainement une figure qui pourrait réellement rester une fois que tout sera anéanti. Plus Camus que Sartre en tout cas.
En imaginant comment tout risque de se terminer avec le dérèglement climatique, les crises migratoires, on sera sans doute plus proche du
Mythe de Sisyphe
que des
mots sont des pistolets chargés
.
Voilà, il y a quelque chose de plus direct !
Si je te dis que
Moi, Marthe et les autres
est une partie de jeu de rôle post-apocalyptique retranscrite, ça te vexe ?
Une partie de jeu de rôle papier ? C’est une chose que je vois de loin, mais non. C’est sorti d’une partie de rhizome de mon imagination. Mais rhizome planté dans ce qu’on voit et ce qu’on vit aujourd’hui. Par contre, j’ai lu beaucoup de science-fiction quand j’étais plus jeune. Puis des textes plus pointus lors de mes études de philosophie, notamment pour un cours sur le catastrophisme.
Maintenant, on dirait la collapsologie.
En effet, des mecs comme Asimov, Philippe K. Dick. Puis j’ai travaillé sur le transhumanisme qui est un courant de pensée dont on parle beaucoup aujourd’hui. Et ces penseurs se sont souvent fortement inspirés de la science-fiction. Je n’en lis plus aujourd’hui, mais c’est un background que j’ai. Quand on me dit que
Moi, Marthe est les autres
est un roman de science-fiction, je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas même une dystopie. C’est un roman contemporain.
Étymologiquement, cela pourrait être un roman post-apocalyptique : un roman d’après la catastrophe.
Je comprends que les journalistes disent « c’est une dystopie à la Huxley ». Mais aujourd’hui, la catastrophe a déjà eu lieu ! Les grands tsunamis, les tremblements de terre, cela choque d’un coup. Mais on est plutôt dans une situation qui pourrait se rapprocher de la vieillesse comme l’exprime Sartre : un jour, on se regarde dans un miroir et l’on se trouve vieux. C’est au terme d’années et d’années de vieillissement que l’on mesure l’impact. Les catastrophes sont réticulaires et déjà à l’œuvre. Ça ne veut pas dire que tout va être détruit. Mais les catastrophes sont là, opérantes. Elles se déplacent. Elles peuvent s’annuler ou créer de vrais trous. Post-apocalyptique voudrait dire « pour le moment, on a quelque chose de stable », or, ce n’est pas le cas. Il y a un super livre à ce sujet :
Dans la forêt
de Jean Hegland
.
C’est une libraire qui me l’a conseillé après avoir lu
Marthe
. C’est excellent ! L’auteur montre comment un faisceau de choses se détériorent petit à petit.
Ce qui est d’autant plus inquiétant, c’est que toutes ces choses sont interconnectées.
Exactement : le manque d’électricité à cause des centrales nucléaires. Qu’on nous laisse vivre une semaine sans électricité pour voir. Les gilets jaunes qui bloquent les pompes à essence… Imaginons que cet état perdure assez longtemps et qu’on soit touché par un été caniculaire…
Si je te dis que Johnny était déjà une religion pour beaucoup, ça te vexe ?
(rires)
Pas du tout, c’est une réalité. C’est une religion. C’est la vertu et presque la raison d’être de certains artistes populaires : ils créent un effet d’adhésion immédiat, total et absolu chez certaines personnes. Et je trouve ça beau ! Sans être moi-même un fan de Johnny.
Aucun jugement de ta part, dès lors ?
Aucun ! J’ai une rancune et une rancœur contre la ferveur que je vois chez certaines personnes parce que je suis incapable de ça. Pouvoir s’abandonner totalement à quelqu’un, à un moment…
Tennessee
de Johnny, ça me touche, mais pour certains mecs c’est mieux que la messe.
C’est
l’Aventurier
qui passe dans un bar et que tout le monde reprend en chœur.
Voilà. C’est une forme de ferveur qui naît dans la musique.
Au départ, je voulais formuler la question sous le forme suivante : si je te dis que Laeticia va demander des droits pour ton livre, est-ce que ça te vexe ?
Elle n’en a pas besoin. Mais c’est marrant car lorsque j’ai écrit le livre Johnny n’était pas encore mort. Je m’étais même demandé si le livre serait toujours d’actualité s’il mourrait. Mais en fait, oui, peut-être même encore plus. Sa mort m’a affecté. Vieillissant, on mesure comment tous ces artistes fédérateurs sont en train de passer l’arme à gauche.
Si je te dis que la scène où le groupe de survivants fait l’inventaire des objets qui lui restent dans
Marthe
est un plagiat de
Ma valise pour Nashville
de Dorothée, ça te vexe ?
(rires)
Non, c’est drôle, je n’ai rien d’autre à dire ! Mes chaussettes jaunes et rouges à petits pois.
Si je te dis que tu n’as pas cité toutes tes sources à la fin de
Pense aux pierres
, est-ce que ça te vexe, et est-ce que tu vois auxquelles je fais référence ?
Il me semble avoir cité Carlo Bordini, ce poète italien extraordinaire, Khalil Gibran et Roberto Juarroz. Sinon, je ne vois pas.
J’ai trouvé page 113
sans colère et sans haine
de notre ami Baudelaire.
Je te frapperai sans colère / Et sans haine, comme un boucher, / Comme Moïse le rocher !
C’est dingue ! Bien joué !
Et une référence
aux vents mauvais
, avec pluriel chez toi, mais qui fait écho à Verlaine.
Bien vu. Tu sais, ce qui est très étrange, c’est qu’on parle de plagiat maintenant. Il y a une question de propriété. Avant, un plagiat, c’était aimer son auteur. Je trouve ça fascinant. Les écrivains sont tous des plagieurs, mais à leur insu. Tu écris avec une connaissance la plus grande possible du dictionnaire et avec une passion pour la littérature.
Ce n’est pas toujours de l’hypertexte.
Non, c’est comme un mille-feuilles avec des strates qui remontent. La beauté c’est que j’aurais pu te dire : « Non, c’est de moi ! » Tu m’aurais mis le texte sous les yeux, je n’aurais jamais trouvé une citation de Baudelaire. D’où l’intérêt d’avoir des yeux neufs.
Pour finir, si je te dis que savoir comment niquaient nos pères, ce n’est pas le plus important, ça te vexe ?
C’est vrai que c’est une chose effroyable. C’est la dernière image. Tu peux imaginer comment tu es venu au monde et cela ne fait aucun sens. On peut de surcroît se dire qu’on n’a probablement pas été désiré. C’est une image extrêmement violente qu’il ne faut ni voir ni approcher.