critique &
création culturelle
Un bistrot sans solution de Pierre Schlesser
Sur la toile blanche

Karoo revient sur Un bistrot sans solution de Pierre Schlesser, sorti cet été aux éditions Angle Mort, qui, comme d’habitude, ont produit un objet-livre splendide pour transporter la poésie de leur auteur.

« J’ai rêvé d’un homme / Passant sa vie / À attendre le serveur / Il est mort de rire de lui ». Ainsi commence Un bistrot sans solution . Le rêve d’une attente infinie, drôlatique, le rêve d’une soif qui jamais ne s’assouvit. Et ainsi il se termine : « Cette fine mémoire est mon linceul vivant / Impitoyable mémoire / Inconcevable marée / Je te détricote ». Ces deux poèmes enserrent, comme deux parenthèses, ce recueil de Pierre Schlesser. D’un côté, le rêve, l’attente, le symbole ; de l’autre la mémoire immortelle qu’il faut explorer patiemment. Entre les deux, les épisodes turbulents de la vie, résumée, purifiée en quelques vers.

On apprécie, chez l’auteur, cette capacité de dire beaucoup en peu de mots. Sans chercher l’hermétisme, il condense souvenirs et sentiments en quelques lignes plastiques. « Dis-moi qu’aller au bout des plaies / C’est être libre ». Il y a plus, ici, que dans des volumes entiers. La brièveté se fait force d’impact. Que cherche Pierre Schlesser ? Une forme de libération, d’allégement cathartique par les mots sculptés ? Une morale – dans tout ce que ce concept a de bienveillant et de choisi – à partager avec sa lectrice ? « Ce cœur qui bat en dehors de toi / Est la boussole de demain ». On reste en tout cas attentif car sa poésie porte conseil.

« Dans cette nuit fendue

Tout repose sur une paupière close

Elle fait retraite partout dans la ville

L’heure abîmée espère l’orage. »

Il y a aussi la puissance de l’image. Pierre Schlesser est cinéaste et cela se sent, en particulier quand il aligne les mots pour décrire, nous prête son œil et le fait parler. Cette chanson visuelle n’est parfois rien de plus (et c’est tant !) que tableaux en mouvement. Mais souvent, elle s’adjoint à l’intérieur et fusionne avec l’esprit, de son auteur et de sa lectrice1 . Ainsi apparaît un carrefour spatial, une place de rencontre où le poème fleurit et donne des fruits neufs à toutes ses interprètes. En effet, cet homme, enfin cette femme, qui attend et prend le temps de coucher sur papier ses impressions, c’est aussi bien l’auteur lui-même que celle qui découvre dans les brèches du langage des réponses ou de nouvelles questions.

Voilà à quoi ressemble la poésie d’ Un bistrot sans solution : à la brèche que fait la musique des sons et des sens – à cette interstice, entre les pages, les lignes, les mots qui, comme une toile blanche, sert à projeter nos réactions les plus intimes à la poésie la plus parlante. Pierre Schlesser ne prétend pas donner à sa lectrice une solution mais, peut-être, si le courant passe, la possibilité, le volume nécessaire pour y penser. Il nous faudrait, tous les jours, face à la joie et à la tristesse, des outils encore impensés, à la fois efficaces et beaux… le poète ne dit pas autre chose :

« Il me faudrait des gants de forgeron

Pour tourner les pages de plomb

Et saisir comme un feu le temps à venir

Il me me faudrait le masque de soudeur

Pour fixer l’étincelle et recoudre

Mes vies ensembles

Il me faudrait les bras du paysan

Pour faucher d’un coup net

La paresseuse patience qui me fige »

Même rédacteur·ice :

Un bistrot sans solution
De Pierre Schlesser
Angle Mort éditions, 2021
60 pages