critique &
création culturelle
Un homme si simple d’André Baillon
Accepter la folie pour comprendre l’homme

« L’esprit est prompt, la chaire faible et le cerveau fragile ». Tels sont les mots d’André Baillon qui tente dans ce roman de dresser une autopsie des souffrances de l’humanité, de ses péchés et des vérités qu’elle ne cesse de chercher.

Roman à la dimension autobiographique sous-jacente, Un homme si simple d’André Baillon est le récit d’un homme a priori simple, dont la vie s’inspire de celle de l’auteur. Jean Martin est un écrivain interné à l’hôpital psychiatrique de la Salpêtrière qui, au moyen de cinq « Confessions », justifie la raison de sa présence entre ces murs abritant la folie même. Son interlocuteur est un psychiatre de l’hôpital dont le discours n’est suggéré que par une répétition des questions par Jean Martin.

« Mon nom ? Jean Martin, monsieur l’interne. »

Comme une discussion avec le néant, Dieu ou soi-même, le roman bouscule les habitudes du lecteur par l’expression simple et dépourvue de filtre de la pure pensée intérieure du personnage.Il commence par parler des dérangements de la vie, distractions empêchant le processus de création, l’écriture ou bien même simplement  la réflexion de se développer, de s’épanouir et d’être utile.

Arrive ensuite la question de l’amour qui porte une assez grande place dans l’ouvrage. Mais ne partez pas si vite ! L’amour dépeint par Baillon n’est pas celui des poèmes de Victor Hugo. Il ne s’agit pas de l’amour lyrique, beau et simple. Mais plutôt de l’amour impossible, le tiraillement entre deux femmes dans un premier temps du texte et… plus tard, l’amour envers une enfant. Michette, sa belle-fille, possède ce charme effronté qu’on reconnaît à certaines ayant la cigarette à la bouche. Leurs longues et tardives discussions, sa naïveté, sa beauté et on ne sait quoi d’autre auront pour conséquence la découverte d’un amour caché envers cette fille devenant jeune femme, un désir qu’il tente de refouler. Digne d’une tragédie de Racine ou Corneille, Un homme si simple nous montre un beau-père voué à un amour impossible rappelant ainsi celui de Phèdre pour Hippolyte : quand Phèdre dira « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » ((Phèdre de Racine, Acte 1, scène 3)) , Jean Martin confiera « Il est possible que je devins pâle ou bien rouge » . C’est à demi-mot et en se contredisant que le personnage nous dévoile son secret au fil de la lecture, confessant ainsi ce que d’autres refoulent.

Après l’amour, c’est la maladie qui le touche et qui sera ainsi le point final de l’ouvrage, la raison de son internement. Une maladie du corps et de l’esprit que le lecteur voit évoluer au fil de ces confessions.  Cela commence avec une grippe :

« Un peu plus tard à cause d’une grippe, j’eus deux régions dans la tête : celle pour la grippe et celle pour les idées : les unes en tourbillons dans ma tête, les autres en chien crevé, à la surface de l’eau. »

En effet, il n’avait plus les idées en place. C’est d’ailleurs pourquoi il arrêta de manger sous prétexte que « Michette n’aimait pas les gens gras ». Il devint ainsi anorexique refusant de manger et de boire pendant plusieurs jours, au grand dépourvu de Claire sa femme (et la mère de Michette) qui déployait tous ses efforts pour nourrir, assister et soigner celui qu’elle aime.

S’y ajoute la maladie de l’esprit qui persiste dans tout l’ouvrage, mais ne se manifeste directement que tardivement, peu de temps avant l’internement. Elle se définit par un dédoublement de la personnalité de Jean Martin : il dit avoir dans son esprit un Martin I et un Martin II. Le premier est un honnête homme, parfois apeuré et qui prend des décisions sages. Cependant, il est souvent éclipsé par Martin II, plus effronté et cynique. Sans avoir de réel contrôle sur ses deux Martins, il les laisse prendre les décisions à sa place, agir comme bon leur semble et parfois même dialoguer et se disputer :

« - Mange, ordonnait Martin I.

-Pas faim, répondait Martin II. »

Nous pourrions voir cet ouvrage comme « triste, comme un écrivain qui n’a plus rien à dire » , mais un jeu de miroir est ancré dans le récit, les personnages, les relations ou les idées créant une dynamique au sein de celui-ci. Malgré ses périodes de maladie ou de questionnement, Jean Martin vit de bons et beaux moments, entouré de ceux qu’il aime. C’est peut-être là que réside une grande partie de la richesse de ce roman : original, dérangeant et troublant, il fait vaciller le lecteur entre les deux personnalités de Jean que nous avons ausculté précédemment. Le dynamisme se trouve aussi dans la construction même de l’ouvrage qui semble réfléchie et ordonnée. Baillon introduit son récit par la formule « Absolve... » issue d’une prière faite à Dieu lors de la Messe aux Morts, demandant la réminiscence des péchés d’un défunt ; et le roman se clôt avec notre personnage parlant de sa pierre tombale sur laquelle il a inscrit son nom et la formule « In pace ». Il demande ainsi l’absolution de ses péchés au début du livre et tout le roman se déroule comme une suite de confessions de ses vices et dont l’achèvement débouche sur une paix avec lui-même, une libération de l’esprit.

Ce registre religieux est omniprésent dans l’ouvrage mais on remarque parfois une confusion volontaire quant à la question du sacré : l’auteur joue sur les mots pour que son personnage sacralise le profane et profane le sacré. Par exemple, alors que Michette lui « essuyait la face avec un linge » il la compare à Véronique au moment où, par compassion, elle essuya la face du Christ lors du Portement de Croix. Il dit aussi de Saint Jean que c’est un « fameux bonhomme » et compare l’hôpital de la Salpêtrière à un couvent :

« Comme les maisons où les moines se sanctifient, l’hôpital est un couvent : le couvent de la souffrance, cette souffrance, qui, comme le pain que l’on porte sans souillure à sa bouche, comme l’eau qu’on ne gaspille pas, comme le corps, temple du Saint Esprit, est un bienfait de Dieu »

Jean Martin est un personnage unique dans la littérature, d’une richesse incroyable et à découvrir au plus vite. Chaque lecteur le verra à sa façon : certains le diront cynique et troublant, d’autres y verront son complexe d’infériorité, sa sensibilité, un homme incarnant la souffrance humaine et d’une grande sincérité. Minutieux, égoïste, amoureux, réaliste ou rêveur mais surtout un homme simple à la recherche d’une paix intérieure qu’il tente de retrouver à l’hôpital. Son nom est d’ailleurs le premier témoin de cette simplicité : Jean Martin, un nom très commun qui rappelle celui qu’il donne à son chat, Ami-Chat.

Les règles morales sont bafouées dans cet ouvrage, mais l’humanité y est restituée. On y aime le dérangement que crée Baillon avec cet homme et ces situations auxquels nous pourrions tous faire face, mais aussi la construction textuelle et ces confessions dépourvues d’artifices. L’homme est mis à nu et son esprit y est étendu et exposé comme pour chercher une réponse à une sourde menace, celle de la vie et de ses défis. Un roman à découvrir au plus vite pour nos lecteurs à la recherche d’une littérature originale d’un auteur belge des années 1920 dont la virtuosité arrive à mettre les mots sur la folie, la quête d’un idéal et les sentiments.

« … des sentiments si délicats, que des mots déjà les froisseraient. »

Même rédacteur·ice :

Un homme si simple

D’ André Baillon
Espace Nord, 2020
240 pages

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