critique &
création culturelle
File-moi cent balles
(Loan me a Dime)

Le premier album éponyme de Boz Scaggs vient d’être réédité. Karoo vous donne au moins trois bonnes raisons d’écouter ce disque splendide.

La première raison, c’est que c’est une excellente entrée en matière pour découvrir une grande figure de la chanson américaine qui réunit des foules considérables aux États-Unis mais est quasiment ignorée par le public francophone. Boz Scaggs fait de la musique depuis le début des années 1960 et a démarré sa carrière solo après avoir participé aux deux premiers album de son pote Steve Miller, lequel est trop connu pour Abracadabra , un tube du début des années 1980, alors qu’il a une carrière blues rock bien supérieure à ce hit mainstream . Boz Scaggs, c’est avant tout un grand songwriter et un chanteur excellent, puissant et sans esbroufe qui mixe une culture éclectique musicale mêlant la soul, le rock, la country et le rhythm and blues.

La seconde raison, c’est Muscle Shoals , qui est tout à la fois un groupe (The Swampers) au service du label du même nom et un studio d’enregistrement mythique pour blacks & whites (Aretha Franklin, Wilson Pickett, Simon & Garfunkel et les Stones y ont notamment enregistré des albums mémorables). L’idée du groupe-label-studio n’est pas neuve : les pionniers du rock ont enregistré chez Sun, les géants du rhythm and blues se sont retrouvés chez Stax, dont Berry Gordy a créé, avec Motown, une version plus accessible qui a irrigué toutes les sixties d’une production impeccable et colossale : l’intégrale des singles Motown de 1959 à 1971 a été réunie en une douzaine de coffrets de minimum cinq ou six CD chacun !

Pour se faire une idée de l’efficacité métissée de Muscle Shoals, il y a des anthologies, un documentaire, un livre, mais on peut aussi être conquis en un seul titre emblématique : la reprise de Hey Jude par Wilson Pickett qui surpasse l’original (mais ce n’est pas difficile d’être moins mièvre que McCartney) à la manière de Joe Cocker qui avait fait une version pour adulte du With a Little Help from my Friends de Ringo Starr (mais c’est une autre histoire) :

Le guitariste qui joue sur ce titre, c’est Duane Allman , invité régulier des studios Muscles Shoals. C’est un OVNI et une comète. Probablement un des meilleurs guitaristes slide de tous les temps. Il a réalisé une tonne de sessions dont la plupart sont disponibles : Duane Allman Anthology vol. 1 & 2 et le formidable coffret de sept CD (cher et réservés aux obsédés) Skydog the Anthology .

Duane Allman est surtout connu pour deux épisodes essentiels de l’histoire du rock : les deux premiers albums du Allman Brothers Band et leur Live at the Filmore , le meilleur double live du genre (le label ne peut être décerné qu’à une poignée d’albums, dont celui-ci) : deux batteurs, un percussionniste, un claviériste-chanteur (Gregg Allman) et un bassiste volubile, deux guitaristes obsédés par Robert Johnson et John Coltrane , des jams passionnantes de plus d’une demi-heure…. Un must absolu.

Le deuxième sommet de Duane Allman, c’est le dernier chef d’œuvre de Clapton : Layla & Other Assorted Love Songs . Tout le monde connaît le single grâce ou plutôt à cause de la version acoustique de la série MTV unplugged, mais rien ne vaut l’original : bien malins sont ceux qui peuvent distinguer qui, de Clapton ou de Allman, joue quoi sur cet album .

Duane Allman faisait de la moto, de la moto il faisait . C’est même le dernier truc qu’il a fait dans sa vie. Il s’est crashé à vingt-cinq ans, deux ans trop tôt pour faire partie du mythique club des vingt-sept : Hendrix, Joplin, Morisson, Brian Jones (élargi, avec des fortunes diverses à Kurt Cobain ou… Amy Winehouse).

On l’aura compris, la présence de Duane sur tout l’album de Boz Scaggs est la troisième raison de l’écouter. Et pour les cinglés complétistes d’Allman, c’est la première. Les parties de dobro et de slide permettent d’apprécier ce guitariste éminemment démonstratif dans un registre concis , au service du groupe et de chansons qui ne sont pas qu’un simple prétexte à un solo. Ceci dit, l’album contient malgré tout un titre épique et un des meilleurs solos de Duane : Loan Me a Dime (qui fait toujours partie de la setlist de Boz Scaggs aujourd’hui) :

Pour l’anecdote, l’album n’a pas marché à sa sortie. Tom Petty l’a remixé en 1977, un an après la sortie de Silk Degrees , le plus gros succès de Boz Scaggs (no 2 dans les charts U.S.). La réédition Edsel/Rhino propose les deux versions de l’album. Et pour une fois, ce n’est pas la version remixée qui justifie l’achat mais le mix original qui n’avait jamais été réédité en CD. Franchement, la différence entre les deux est minime : Tom Petty s’est contenté de mettre la guitare de Duane Allman plus en avant . Mais quel album !

Même rédacteur·ice :

Boz Scaggs
Boz Scaggs & Boz Scaggs Remix Version (1969-1977)
Edsel/Rhino, 2015