critique &
création culturelle
Anima ardens
Imminence

En 1990, je n’étais pas encore né. Mais la compagnie Thor, dans un magma de danses mené par le radical chorégraphe belge Thierry Smits, voyait le jour.

Proposant toujours des spectacles singuliers, toujours profondément traversés par une identité aiguë, une rigueur du mouvement et de l’image, le chorégraphe belge a conçu

Anima ardens

comme une sociologie des sociétés secrètes, du tribal et de l’animalité, un délire lyrique lui permettant de déconstruire les formes dans un chaos organique et organisé, entre distorsion et transe.

Anima ardens . Ce n’était ni une réunion du Klu Klux Klan ni une cérémonie Ayahuasca, encore moins un gang bang masculin primitif. Anima ardens signifie l’âme brulante, un souffle de vie et de folie accompagné par les plages sonores naturelles de pluie, la grandiloquence du vent, le bourdonnement incessant d’un insecte remixé par Francisco Lopez et qui déclenche l’état primitif du corps avec lequel les danseurs se lancent dans des boucles obsédantes et sauvages.

Comment concilier discontinuité et continuité ? Qu’arrive-t-il avec le geste dansé ? Le danseur étant intrinsèquement lié à son corps, son expérience subjective ne peut faire autrement que d’être ancrée dans son rapport au monde et dans ce qu’il exprime non seulement de la vie mais plutôt comme un signe de celle-ci. C’est le corps vécu et subjectif, un corps qui se fait liberté et qui caractérise la conception de la danse de Thierry Smits.

Sur le sol jonché de rien, les murs blancs vidés de tout, se profilent onze masculinités, onze nuances de peau nue, toutes voilées d’un tissu drapé translucide, légèrement nacré par la lumière vive qui donne à la matière un état en tension – elle semble rêveuse et pesante, lourde, moribonde. Onze créatures spectrales forment une horde, une tribu immobile. Ils ne laissent poindre que quadriceps et imaginaires virils. Passé ce premier tableau, peu à peu, mais presque subitement, leur corps se libère de leur voile par un cri guerrier guttural et laisse place aux individus, à leur animalité anormale. La musique emplit l’espace, les beats s’accélèrent. Dans une succession de mouvements frénétiques, possédés, désarticulés, les danseurs entrent en transe. Les corps se meuvent par contorsions successives, se font violence, s’abiment, s’étranglent comme s’ils voulaient se débarrasser d’eux-mêmes pour enfin se retrouver dans des étreintes fraternelles.

Au-delà de la beauté des pas et des gestes, au-delà encore de la force vibrante des danseurs, de l’entremêlement des corps, de leur déclaration physique, de l’intensité de certaines images, Thierry Smits a voulu ainsi créer une sorte de tribu masculine moderne, où la fragilité du corps mâle cherche à dépasser l’image machiste et virile pour mieux parcourir et comprendre les différentes constructions sociales imposées et historiques.

Il évoque ainsi les troubles identitaires, le corps tribal, le corps du je , le corps du frère, le corps de l’autre, le corps européen, le corps noir, africain, brute, civilisé, un corps brisé, morcelé, un corps souffle, bras, un corps quadriceps et dorsal, un corps qui me dit rien d’autre que je suis un corps. C’est un corps retrouvé par la danse, existant en-dessous des couches d’éducation et de culture. In fine , Anima ardens , dans sa scénographie épurée et minimaliste, interroge à travers des chorégraphies brutes, frénétiques et ancestrales, le geste dansé et l’envisage comme une temporalité de l’imminence.

Même rédacteur·ice :

Anima ardens

De la Cie Thor
Chorégraphié et dirigé par Thierry Smits
Avec Linton Aberle Ruben Brown Davide Guarino Michal Adam Goral Gustavo Monteiro Oskari Nyyssölä
Son de Francisco López
Mis en lumière par Bruno Gilbert
Travail vocal de Jean Fürst
Assisté par Vincenzo Carta et David Zagari

Vu au festival d’Avignon 2018
À voir au studio Thor du 20 février au 2 mars 2019